La cybernétique de l’affaire Merah
Rédigé
du 31 mars au 10 avril 2019.
Introduction
et considérations méthodologiques (sur Mediapart).
Suite du chantier…
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Genèse d’un système cybernétique
Toutes les interactions de l’affaire Merah
s’inscrivent dans un système cybernétique, dont on peut situer
l’origine à une date qu’il nous donne lui-même : le 18
février 2008, soit quatre années avant les meurtres. C’est
le moment que Merah
décrit comme sa véritable entrée dans l’islam, et que les
spécialistes décrivent
comme l’instant
de sa « radicalisation ».
Or on voit
bien que dès l’origine en réalité, le sentiment religieux de
Merah est intimement lié à une certaine forme d’interaction
paradoxale avec
la police.
Merah purge alors une peine de dix-huit mois
pour une histoire de sac-à-main, et d’autres petites
condamnations accumulées avant sa majorité (conduite sans
permis, outrage, agression d’une assistante sociale…).
Assez isolé, il découvre alors en lui-même une
certaine force psychologique. Au négociateur du RAID, il livre
un récit élaboré de ce moment, qu’il décrit comme une
« révélation ». Le contexte est le suivant : alors
qu’il
purge sa peine pour le vol de sac-à-main, des
policiers viennent en prison l'interroger sur une autre
affaire, le délit de fuite d'un automobiliste qui a causé
l'accident grave d'un gendarme. Merah sait que
c’était lui
au volant ce jour-là, mais il va réussir à le leur cacher. C’est
là que réside le miracle,
qui fait naître sa foi.
En creux,
l’anecdote
nous informe sur son
manque de confiance antérieur, sa difficulté à cacher son
intériorité,
et le
handicap que cela constituait pour lui à n’en pas douter. Pas
tant dans les rapports interpersonnels que dans les rapports
aux institutions :
quand
on est une
« éponge » et
qu’on grandit
dans les établissements
de l’Aide Sociale à l’Enfance, il vient toujours un moment
où on « gâche tout », acculé par les rapports
affectifs qu’on
a soi-même construit. Les
témoignages en
ce sens
sont récurrents parmi
les professionnels qui l’ont côtoyé
(voir par
exemple Le
Monde du 12 juin 2012).
Or dans
cette anecdote, « Allah » lui révèle
soudain les
coulisses de l’institution, la situation objective de ses
interlocuteurs, du point de vue des preuves à charge dont
ils disposent. Non
seulement il échappe à un
allongement
supplémentaire de
sa peine d’emprisonnement, mais surtout il
réalise alors qu’il peut se protéger, avec
cette aide d’Allah.
NÉGOCIATEUR :
« Et t’as toujours été dans l’islam, toi, ou c’est
quelque chose d’assez récent? »
MOHAMED : « Exactement, je me suis converti le 18
février 2008, et depuis ce jour-là j’ai toujours été assidu à
mes prières. Avant cette date-là, je priais, j’arrêtais, je
priais, j’arrêtais, t’as vu… Je priais mais
voilà, j’étais pas… Des fois j’arrêtais, je reprenais, tout
ça, t’as vu… Mais sérieusement, c’est depuis le 18 février
2008, lorsque j’ai eu cette affaire en prison, et voilà.
J’avais besoin d’aide et je sais que y avait qu’Allah qui
pouvait m’aider. Donc je lui ai demandé de m’aider. Il m’a
facilité en me montrant que les gendarmes, comme j’ai dit tout
à l’heure, ils étaient à côté de leurs pompes. Voilà…
Sans rire : d’entrée de jeu, ils proposent
un marché en me disant : « Si tu
nous dis ce que t’as », pour une histoire
de casse qui a eu lieu quelques jours après que je sois
rentré, il me dit « on te dit qu’est-ce qu’on
a contre toi ». J’ai vite compris que là,
voilà, ils cherchent à négocier, c’est-à dire ils ont rien.
Donc ça, ça été une preuve d’Allah. Et depuis ce jour-là,
je me suis converti sérieusement à la religion.
NÉGOCIATEUR
RAID Ouais, d’accord mais euh tu dis que t’étais en prison là.
Bon Allah c’est, c’est une chose. Mais euh t’as pas rencontré
des gens toi en prison? Un codétenu ou un détenu?
MOHAMED
C’est à dire, qui… qui a la même pensée que moi?
NÉGOCIATEUR
RAID Ouais, tout à fait. Qui t’a, qui t’a, bon quelque peu,
qui t’a montré le chemin, quoi.
MOHAMED
Non, non, pas du tout. En prison j’étais le seul à avoir la
barbe. J’étais le seul à prier, à… Voilà, je veux dire euh…
Vous pouvez même demander au chef de prison. À chaque fois,
je me disputais avec des codétenus à cause de la musique, ou
le ménage, et caetera. T’as
vu, je veux dire qu’en
prison, j’ai pas trouvé ce genre de personne.
21 mars 2012,
conversation
avec le négociateur du RAID (lien
direct)
Le
récit de cette anecdote, à la veille de sa mort quatre ans
plus tard, est pris en
lui-même dans un paradoxe.
Car sans le savoir, Merah est en train de raconter les
circonstances dans lesquelles son
cas a attiré
l’attention des
Renseignements. Ce
jeune homme de 19 ans était
déjà dans les papiers de l’institution (la
fameuse « fiche S »),
parce qu’issu
d’une famille proche des milieux salafistes algériens :
vers le milieu des années 2000,
des amis de son frère Abdelkader avaient
étés arrêtés
à la frontière irako-syrienne
en tentant de
rejoindre les rangs de la résistance à l’occupation
américaine.
Mais Mohammed
était le
petit dernier,
d’une famille
qui avait
éclaté peu
après sa naissance, et
dont personne ne s’était vraiment
occupé parmi
ses frères
et sœurs. Il
avait grandi dans la rue, puis dans les institutions de
l’Aide Sociale à l’Enfance. Or voilà
que
ce jeune homme, manifestement, développait
un rapport à la religion tout à fait original, et tout à
fait autonome. Pendant
ce temps à Paris, le
gouvernement Fillon créait
la DCRI (textes
adoptés le 7 avril 2008), avec l’ambition affichée par
Nicolas Sarkozy de
muscler les capacités de la France dans le domaine du
Renseignement. Le
regard de cette toute nouvelle institution se
pose
sur ce
berceau, et
c’est l’instant où Merah prend conscience de sa baraka…
En
mars 2010, la
fiche S de
Mohammed Merah est désactivée (voir page 4 du rapport
de l’IGPN). Il commence à voyager seul
au Moyen-Orient : Turquie, Syrie, Liban, Israël,
Jordanie et Egypte, puis il se rend en Afghanistan, en
passant par le Tadjikistan. Juste
après les meurtres, des fuites de plusieurs services
étrangers - israéliens et pakistanais notamment -
ont révélé que cet individu était couvert par la France afin
qu’il puisse se promener
librement (Il
Foglio
du 26 mars 2012).
Seule n’était pas au courant la police afghane, qui arrête
le jeune homme à Kandahar et
le remet aux Américains, ce qui fait rentrer Merah dans les
écrans radars « officiels ». Il
fait alors l’objet d’une surveillance par le Renseignement
Territorial de Toulouse - c’est-à-dire les
« perdants » de la réforme de 2008 - auxquels
la Direction Centrale suggérera bientôt le recrutement de
leur « perle rare ». Et c’est là que la machine
s’enraye, car
Toulouse refuse de fermer les yeux.
En mai 2011,
les conclusions de l’officier traitant (avec
son supérieur hiérarchique Christian
Ballé-Andui) alertent officiellement la Centrale des
activités suspectes de Mohammed Merah. Cela n’empêche pas
pour autant le départ de ce
dernier
vers le Pakistan, en date du 19 août 2011, qui ne fait pas
sonner la fiche S pourtant réactivée en mars (rapport IGPN
p. 4). À son
retour, la Direction Centrale organise une réunion de
« débriefing » dans
les locaux toulousains,
manifestement conçue
pour faire les présentations. Le
25 janvier 2012 - soit plus
de deux mois après l’entretien (rapport
IGPN p. 9),
un compte-rendu rédigé par Paris vient renouveler l’instruction
tacite : Merah
« pourrait
présenter un intérêt pour notre thématique en raison de son
profil voyageur ».
Car
au même moment, d’autres sources font remonter à la
Direction Centrale l’assurance de sa
« fiabilité » (documents sur lesquels le
secret-défense ne sera jamais levé, mais
dont
la teneur a néanmoins filtré vers la presse - voir Paris
Match du 19 juillet 2012). Mais là
encore, Toulouse ne donne pas suite. Mohammed Merah passe
à l’acte le 11 mars.
*
* *
Pour
décrire de manière adéquate l’affaire Merah, y compris les
ressorts du mystère qui l’entoure, il est indispensable
d’adopter les propositions de la cybernétique :
notamment la décorrélation entre l’information et le
partage du sens, dont il faut tirer les conséquences les
plus ultimes.
L’un des pères de la cybernétique,
l’anthropologue Gregory Bateson (1904-1980), l’évoque dans ces
quelques lignes :
« La larve de la tique grimpe
à un arbre et attend sur une brindille extérieure. Si elle
sent de la transpiration, elle se laisse tomber et atterrit,
éventuellement, sur un mammifère. Mais si, après quelques
semaines, elle ne sent pas de transpiration, elle se laisse
tomber et s'en va grimper à un autre arbre. La lettre qu'on
n'écrit pas, les excuses qu'on ne présente pas, la nourriture
qu'on ne donne pas au chat : voilà des messages qui peuvent
être suffisants et efficaces parce que zéro, en contexte, peut
être significatif. » (Gregory Bateson, La
Nature et la Pensée, p. 53)
Deux perspectives sur un contexte, ou la dynamique
d’une subjectivité djihadiste
Dix
jours après
le premier meurtre,
l’officier toulousain est
finalement appelé
pour négocier
avec Merah au
talkie-walkie. Il
est en effet
le
seul membre
de l’institution des Renseignements avec
lequel Merah ait jamais
interagi
dans un cadre bureaucratique formel.
D’ailleurs
l’officier
lui-même s’interroge sur ce passage à l’acte : il a
du mal à croire qu’il puisse découler simplement
d’une religiosité, ou même d’un voyage dans un pays
lointain. Mais
Merah
ne mentionne aucune motivation autre que djihadiste :
NÉGOCIATEUR : Une
question qui m’intrigue là, euh, par rapport à… Parce
que c’est vrai que bon, se radicaliser, avoir une religiosité
assez, assez poussée comme tu l’as, tu vois, avec un degré de
spiritualité. Parce que tu t’es pas mal documenté quand tu
étais en prison… Au delà ensuite, tu étais sur zone là-bas, je
pense qu’aussi, t’as pas mal été baigné dans la, dans les hadith,
dans tout ce qu’il faut comme, voilà, comme
endoctrinement. Mais, le fait de passer à l’acte? De décider,
du jour au lendemain de prendre tes couilles, si je puis dire
hein, passe moi l’expression, et de prendre une arme et voilà,
de, de passer à l’acte. Qu’est ce qui a fait que t’es passé
comme ça à l’acte? Parce que c’est courageux, que c’est non,
pas courageux, mais c’est un acte assez grave quoi. Il faut
avoir une paire de couilles pour y aller quand même.
MOHAMED
La simple raison c’est que… C’est que j’ai trouvé le courage
pour faire ça. Quand tu dis, avoir les couilles, c’est
simplement parce que, si déjà pour commencer c’est une
obligation, je l’ai fait parce que Allah nous l’oblige à le
faire, ya’ni. Afin que sa parole soit la plus haute, c’est
pour élever le Coran. Et vous faites des caricatures sur
notre prophète wa salam. Vous, vous, vous le dessinez sur
plusieurs positions. Vous lui manquez de respect. Vous
voulez même faire un concours sur les caricatures. Y a eu
ça, très grandement ça. Ensuite, mes frères et mes soeurs
sont tués de partout dans le monde par vos causes, que ce
soit en Palestine, ou en Algérie quand vous intervenez, ou
en Afghanistan, et dans le monde entier. Et comme le
militaire américain qui a tué seize civils, vous trouvez ça
normal? Et bien nous on… moi je… j’ai trouvé le courage là,
t’as vu. Allah m’a facilité et il faut bien qu’il y ait un
homme qui, qui… qui se réveille parmi les endormis et vous
attaque. Même si je sais que j’en ai pas tué beaucoup, eh
bien je sais que le message et l’impact est très très
violent.
« Transcription
des conversations entre Mohamed Merah et les
négociateurs » (Libération.fr,
17 juillet 2012)
Autrement
dit, Mohammed Merah n’a aucune conscience du contexte de son
propre passage à l’acte, d’un point de vue interne à
l’institution. Il ne soupçonne rien
du dialogue de sourds à son
propos, entre
Toulouse et la Direction Centrale, ni
de la frustration probable de ceux, parmi ses relations,
qui attestaient en
sous-main de
sa « fiabilité ». On imagine aisément
l’ambivalence de ces agents doubles, rattachés
directement à la Direction Centrale et couverts par le
secret-défense,
mais eux-mêmes
soumis à une forme de racisme institutionnel, à
l’incompréhension de leur hiérarchie, et qui doivent en même
temps gérer le jeune homme, le faire patienter - mais
sans trop lui en dire, et qui font jouer pour cela la
connivence « entre frères », sans
vraiment savoir ce qui se passe dans sa tête… Merah
ne soupçonne rien de tout ça, et pourtant le
message est passé manifestement,
de manière subliminale.
Toute
cette affaire
est le produit d’une
longue co-évolution
entre Merah et la DCRI. De
ce fait on
ne peut pas dire,
en toute
généralité,
que Merah
ignore le contexte de son passage à l’acte.
Avec
ce
rapport à Allah dans
lequel il est installé depuis
2008,
Merah
dispose au
contraire d’une
boussole et d’une perception pénétrante des situations.
Certes,
il
n’est pas
dans le secret des institutions, et
il ne
connaît pas certains détails des
évènements qui l’affectent.
Mais
c’est notre lot à tous en ce bas monde, et Merah
s’en détourne aussi par choix délibéré.
Merah agit
au visage de ses interlocuteurs, ces autres musulmans
« au profil voyageur », qui
partagent cette
condition de servilité avec
laquelle il faut rompre. Il agit
au visage de
tous ceux qu’il faut « réveiller », et
dont il
sait parfaitement qu’ils le comprennent.
Dans
ces échanges avec le négociateur, on
entend parfaitement Merah
se débattre
avec son destin. Jusqu’aux
derniers moments, il cherchera à obtenir une réponse à la
question qui le taraude - « Franchement,
depuis quand vous êtes sur moi ».
Mais l’instant
d’après il se reprend, et réaffirme son intention de mourir
les armes à la main. Les commentateurs y ont vu la preuve de
son « fanatisme », mais son comportement à ce
stade est
absolument rationnel
dans sa
gestion de l’incertitude. Merah
se rend bien compte que
l’Officier Toulousain ne va pas répondre à ses questions,
mais en
réalité il
mène deux
conversations à la
fois :
avec
l’uniforme et avec l’homme qui le porte. Replacée
en contexte, sa
revendication djihadiste est
même le comble du rationalisme :
Merah se
débat pour réaffirmer sa subjectivité, pour retrouver les
raisons qui l’ont poussé à agir.
MOHAMED: « J’ai des questions,
je voudrais avoir des réponses, t’as vu, et c’est tout. »
NÉGOCIATEUR: Ouais pas de problème,
tu peux poser les questions, y a aucun problème. (…) Ouais je
t’écoute.
MOHAMED: < prénom négociateur
DCRI >? Franchement depuis quand vous êtes sur moi?
NÉGOCIATEUR: Ben depuis que, depuis
qu’on s’est vu… Je t’avais expliqué, j’avais été réglo, je
t’avais dit que voilà, la police afghane nous avait saisi et
bon, tu connais la police afghane, ils mettent du temps à
réagir et le temps que ça, que ça vienne par, par coursier. [rire].
Donc voilà, donc euh, quand on t’a appelé, et
ben, c’est que voilà, on avait eu la demande des Afghans, on
nous a signalé ta pré-, leur pré- ta présence sur, sur zone.
Bon presque, presque un an après quoi.
MOHAMED: Tu veux dire que dès que
j’ai franchi la frontière afghane et que vous avez eu
connaissance que j’étais dans ce pays, tu… tu me dis
que - ya’nî - vous, vous ne saviez rien de moi?
NÉGOCIATEUR: Ben non on sav… On
savait rien de toi parce que t’as… Qu’est-ce
que tu as déclaré à la police afghane à Kandahar?
T’as déclaré que tu faisais du tourisme… Ils
t’ont suggéré de partir parce que c’était, la zone était pas
assez sécurisée, c’est tout hein…
MOHAMED: Franchement, toi t’y a
cru, honnêtement, t’y a cru à cette histoire de tourisme?
NÉGOCIATEUR: Bah, j’y croyais à
moitié quand même parce que, quand même bon, malgré les belles
photos que tu nous as données là, c’est vrai que ce sont de
belles photos hein. Y a les pigeons, y a les statues, mais bon
quand même un gars qui part comme ça en Afghanistan
dans un pays aussi dangereux, et qui traverse depuis le Tadjikistan
(…) tout le pays du nord au sud sans encombre, après qui
repart au Pakistan, quand même, bon… J’avais,
voilà. J’y croyais à moitié mais bon. Je pensais que… Je
pensais sur la bonté d’âme. Voilà, je pensais, voilà, donc.
(…) Depuis tout à l’heure on parle,
y a aucun problème, on comprend que tu veuilles parler, que
t’aies besoin de parler, parce que je pense que ça fait un
certain moment que t’es tout seul, hein, avec tout ça… Donc
que tu parles, c’est bien. Maintenant, après il faut toujours
essayer de trouver une solution positive. Tu nous comprends
aussi…
MOHAMED:
Je suis entièrement d’accord avec toi, t’as vu, comme t’as
dit, je suis seul, je veux parler. hamdulillah je suis pas
seul, tu vois. Je sais qu’il y a Allah à mes cotés. Je sais
que les anges sont avec moi et qu’ils vous combattront avec
moi si vous rentrez, si ça doit en arriver là, t’as vu. Donc
euh, physiquement certes, je suis seul mais je sais qu’Allah
est avec moi. Il n’est certes pas de votre coté, t’as vu.
Donc voilà, comme je t’ai dit, certes, je voulais trouver
une solution. Vous voulez m’arrêter après tous ces attentats
qui ont eu lieu, parce que voilà, la population a peur, et
cetera, et que votre chef d’État vous met la pression. Mais
voilà t’as vu, euh, c’est pas en me disant deux trois
phrases que je vais poser les armes, sortir les mains en
l’air me faire arrêter…
Avec
les
informations dont on dispose aujourd’hui,
on peut voir
que Merah posait les bonnes questions. Tout
au long de cet échange,
il tente
de découvrir la clé de son destin en sondant les réponses et
les
silences de
ce négociateur, sur lequel au moins il peut mettre un
visage. Mais
au-delà des
informations qu’il cherche à obtenir dans
cet échange,
Merah y
poursuit
inconsciemment un autre objectif : réactiver, avec
cet Officier Toulousain,
le type de rapports qui l’a mené jusqu’au passage à l’acte.
Et de
fait les
tergiversations de ce dernier, son mélange de dénégation et
de bêtise, ses
tentatives pathétiques pour maintenir le dialogue (par
exemple en
parlant de la prière de fjar,
faisant valoir une fraternité religieuse totalement absurde
en ces circonstances, voire obscène - et Merah le remet
sèchement à sa place…),
tout cela
ne fait
que souligner le silence de l’État, cet
interlocuteur
sans visage, et
valider la vocation djihadiste de Merah.
*
* *
La
retranscription
intégrale
des
conversations du 21 mars entre Mohamed Merah et les
négociateurs du
RAID
a été publiée le 17 juillet 2012 sur le site internet du
journal Libération.
Des
extraits audio avaient déjà fuité quelques jours plus tôt,
le dimanche 8 juillet en prime time sur TF1.
Pour
tous les musulmans collaborateurs de l’État Français, dans
quelque institution que ce soit, la
fuite
de
ce document représentait
une
violence considérable.
À
n’en
pas douter, c’est
l’origine du silence qui entoure l’affaire Merah jusqu’à
aujourd’hui. Selon
le
site @rrêt
sur images
(10
juillet 2012),
ces
fuites
s’inscrivaient
dans des
règlements de compte au sein de la DCRI, cette institution
taillée sur mesure pour
les Sarkozystes, dont les socialistes tentaient alors
de
reprendre les commandes. Il
faudrait aller plus loin dans l’analyse de ces
circonstances, pour comprendre comment une telle fuite a
été possible, et ce que cela dit de la position des
musulmans dans ces institutions.
Dans le secret des rapports hiérarchiques
Depuis
maintenant plus de sept ans, la justice s’acharne à prouver
que Mohammed Merah serait passé à l’acte sous l’influence
d’Abdelkader et de ses mauvaises fréquentations salafistes.
Dans cette procédure, le principal témoin à charge est
Christian Ballé-Andui, le supérieur hiérarchique de
l’officier toulousain qui négocie avec Merah. Voici sa
déposition il y quelques jours, dans le cadre du procès en
appel (La
Dépêche, 29
mars 2019) :
« “Le clan salafiste
toulousain”, le commissaire Christian Ballé-Andui maîtrise. 90
minutes sans notes, précis. “Très intéressante conférence sur
le salafisme”, sourit Me Dupond-Moretti, habile aussi dans la
mauvaise foi. Cela a plongé la cour au cœur du “terreau, de la
matrice” du jihadisme toulousain. Dans ce clan où s'est
“construit idéologiquement” Mohammed Merah et où ses leaders
ont forgé une culture salafiste jihadiste “qui les a conduits
au plus haut niveau de l'Etat islamique”, rappelle le témoin.
(…) Après son séjour au Pakistan où le
renseignement toulousain le repère depuis Toulouse (sa fiche S
n'a pas sonné) et une rencontre à son retour le 14 novembre
2011, des “spécialistes parisiens» suggèrent mi-février 2012
“d'en faire une source”. À Toulouse, on s'étrangle. “C'est
notre métier de recruter des sources. Elles apportent des
informations fiables mais pas comme ça, pas sans un travail
sérieux”, s'emporte l'ancien patron. Poussé par la présidente,
Christian Ballé-Andui lâche : “Lorsque je lis dans ce rapport
qu'il n'a aucun contact avec un réseau terroriste, avec mon
équipe, on se demande s'ils ont lu le dossier ! Ses contacts,
on les constate depuis 2006 ! Et notre demande de
judiciarisation ? Non seulement ils ne le considèrent pas
dangereux mais ils se demandent s'il ne pourrait pas être
recruté ! Pardonnez-moi mais…” (…)
Quant à la question essentielle de
la complicité d'Abdelkader Merah, Christian
Ballé-Andui ne se défausse pas : “Les passages à l'acte de
Mohammed Merah n'ont rien d'une lubie. Il existait chez lui un
sentiment fort de vengeance mais aussi de reconnaissance. La
question, c'est qui met le détonateur dans sa tête ? Les
théoriciens installent ce détonateur idéologique. J'ai la
conviction que tout le clan jihadiste toulousain connaissait
la nature du projet. Pas les cibles précises mais les passages
à l'acte. Après qui actionne ? Jean-Michel Clain ? Sabri Essid
? Abdelkader Merah ? Tous les trois ? Je n'ai pas la
réponse.” »
La réalité, c’est que les services de
renseignement ne se sont pas trompés sur Mohammed Merah, en
considérant que ce jeune homme qui n’avait pas d’autre patrie,
pas même de famille en réalité, ne sortirait jamais d’entre
leurs mains. En considérant que jamais il ne passerait à l’acte,
pour d’autres raisons que celles qu’ils pourraient
éventuellement lui fournir, involontairement. En un mot, il
était fiable, tout simplement parce que sa foi s’enracinait dans
une quête personnelle originale, émancipée des socialisations
militantes de son entourage proche. Et susceptible donc de
devenir un informateur d’une efficacité redoutable : une
perle rare, dans la perspective d’améliorer l’autonomie de la
France dans le domaine du renseignement.
Toute
la trajectoire de Mohammed Merah s’inscrit
dans une fidélité paradoxale à la
DCRI - probablement inscrite dans la continuité de
son passage par l’Aide Sociale à l’Enfance. Inconsciemment,
Merah
renvoie à l’institution une part de sa vérité, que ne
veulent pas entrevoir ceux qui la composent. Il
renouvelle ainsi l’expérience de son propre charisme, auprès
des informateurs
de ces institutions : il
contribue à les instruire, et renforce par là
l’institution. Mais lorsque quelque chose bloque, Merah le
sent
aussi. Et pour continuer d’exister, il est contraint de
pousser l’institution dans ses retranchements. Lors
de l’échange au talkie-walkie, l’officier toulousain l’a
sans
doute
ressenti. Si
M. Ballé-Andui cherchait vraiment la réponse à sa
question, il lui suffirait
de se tourner vers
celui qui était son subordonné au moment des faits, de
lui tendre
une autre oreille que
celles
qui
lui ont
étés
tendues
jusqu’à présent.
Mais cela impliquerait de remettre en jeu une bonne part
des certitudes qu’il pense avoir accumulé au cours de sa
carrière. À l’échelle
de la police comme de la société française,
le secret de l’affaire Merah est enfoui dans les rapports
hiérarchiques, au sein des institutions.
Non
seulement la DCRI ne s’est pas trompée sur
Merah,
mais
il n’existe aucune alternative concevable, pour construire
un service de renseignement, que de socialiser des
« loups solitaires ». De sorte que l’obstination
à démentir les positions de Bernard Squarcini, au plus
haut de l’État, ne pouvait qu’affaiblir durablement la
France dans le domaine du Renseignement, et dans bien
d’autres domaines encore.
L’orchestre et le spectateur
Face à l’abondance des sources existantes sur
l’affaire Merah - qui feraient pâlir d’envie n’importe quel
microhistorien - il y a deux postures possibles. La
première consiste à se mettre en quête de quelque chose qui nous
serait caché par le secret défense. D’autant que les zones
d’ombres ne manquent pas, où l’on est tenté de chercher trace de
cette complicité : des premières désactivations de fiche S,
plusieurs années avant les meurtres, jusqu’à cette mystérieuse
soirée la veille de l’assaut du RAID, où Mohammed Merah aurait
échappé aux mailles de la surveillance, simplement en sortant de
sa résidence par la porte de derrière… Tout cela cache quelque
chose, à l’évidence, sinon il n’y aurait simplement pas
d’affaire. Mais quoi ? On songe spontanément à un agent
double, un interlocuteur de Mohammed Merah, dont
l’identification suffirait à combler le chaînon manquant. On est
alors conduit à mettre en doute chaque parole institutionnelle,
et à se poser la question devant chaque document, devant chaque
rapport et chaque article de presse : où est le
mensonge ? À quel niveau ? Et quel aspect de la
réalité se trouve ainsi dissimulé ?… Toutes les pistes
ainsi ouvertes - et internet en regorge - ne mènent
nulle part, parce qu’elles supposent une conception
« télégraphique » de la communication (Yves Winkin),
c’est-à-dire le transfert d’un énoncé littéral entre un
émetteur et un récepteur.
Moi-même, je suis tombé dans ce piège. C’était
au mois d’août 2016, j’avais décidé de m’enfermer avec les
sources de l’affaire Merah. Je voulais absolument comprendre, et
j’ai bien failli y laisser ma santé mentale. Et puis finalement
au bout de quelques semaines, je ne saurais trop dire comment,
j’ai réalisé que j’avais compris. Toutes les sources
concordaient les unes avec les autres, et je pouvais dire avec
certitude que chacune était sincère, qu’aucune ne mentait. Je
réalisais que les journalistes faisaient bien leur travail, que
les fonctionnaires étaient intègres - même Squarcini, c’est
pour dire… - qu’ils ne faisaient qu’exprimer sincèrement,
chacun à leur niveau, la vérité de leur institution. Quant à
Merah, il exprimait une vérité d’un autre ordre, que ne peuvent
comprendre que ceux qui ont voyagé jusqu’aux limites de leur
destin. Avec ses trois cent mots de vocabulaire et son
intelligence instinctive, il nous crevait les yeux.
J’avais abouti à une compréhension
« orchestrale » de l’affaire Merah, où chaque note,
chaque parole était à sa place. Mais
comment partager une telle expérience ? Ce n’est pas
comme si j’avais découvert un « pot-aux-roses »,
dont il aurait suffi de communiquer les coordonnées. Comment
communiquer cette cohérence
globale quand
chaque
hypothèse formulée, dès lors qu’elle apparaissait
trop simple et trop cohérente, me rendait
suspect de « complotisme », et menaçait
de décrédibiliser ma parole toute entière… Et
de fait je
me suis tu, depuis août 2016. Ayant
accédé à cette perspective orchestrale, paradoxalement,
je me suis
trouvé assigné sur le banc des spectateurs. Comme
je passais
quelques jours à Paris à l’automne 2017, pendant
le premier
procès d’Abdelkader
Merah, j’ai
passé deux demi-journées
dans le
public. Bien sûr j’aurais voulu me faire entendre, donner
un grand coup de caisse claire et
mettre un terme à cette symphonie interminable… Ce
n’était pas possible, j’étais paralysé.
Mais
aujourd’hui,
l’air de
France a changé. Depuis l’irruption du mouvement social il y
a quelques mois, il nous est plus facile de nous replonger
en 2012,
dans l’ambiance
d’exaspération de
cette fin
de mandat de Nicolas Sarkozy.
Flash-back
Souvenons-nous
de cette
journée, où
nous étions rivés à
notre poste de télévision, devant
cette façade de la rue du Sergent Vignié.
Depuis le massacre de l’école juive, survenu le lundi matin
(19 mars), on ne parlait plus que du tueur au scooter. Ce qui
relevait jusque là de
faits
divers secondaires -
les meurtres ciblés de militaires dans
la région de Toulouse,
en date des 11 et 15 mars - était brusquement passé au
rang de drame national, dans un climat électrique de campagne
présidentielle. Et bien sûr déjà, chacun se demandait : Qui
sait quoi ?… On se
rendait bien compte instinctivement qu’une telle affaire, à un
tel moment, ne pouvait être qu’une « construction »,
dans le sens où elle reposait nécessairement sur des circuits
cybernétiques stables, préalablement établis. Cela ne pouvait
pas simplement être l’initiative d’un jeune franco-algérien,
ayant décidé depuis sa cité, quasiment sur un coup de tête, de
faire dérailler la campagne présidentielle. Ce genre de choses
n’existait pas encore,
et même à la lumière de ce que l’on a connu depuis : il
n’était pas concevable que le tueur, qui comptait faire payer
à la France son engagement en Afghanistan, ait couru dans la
nature pendant dix jours - d’ailleurs
essentiellement passés
à jouer aux jeux vidéos dans son appartement… Il
y avait manifestement
un bras de fer, entre
Nicolas Sarkozy - le
candidat de l’odieuse
oligarchie du Fouquet’s - et autre chose,
mais qui ?…
Quoi ?… Où ?… Bien entendu que ces questions étaient
sur toutes les lèvres, à l’heure où la France se cherchait un
nouveau destin ! Mais
dans l’immédiat, seul
Sarko était aux commandes. De lui seul et de son ministre
Claude Guéant, on pouvait dire qu’ils savaient. Les autres,
nous tous, nous en étions réduits à contempler la façade de
cet immeuble qu’on avait fait évacuer, dans un quartier
résidentiel de Toulouse. Puis voilà le jeune homme abattu, les
mines graves de Claude Guéant, de toute la Sarkozie, et notre
colère de se voir privés à jamais du seul procès qui aurait
fait sens… Et déjà la stupeur, dans des
dizaines d’écoles
à travers le
pays : des « Vive Merah » qui fusent, des
élèves qui se rebellent contre la minute de silence… Une foule
infantile, qui refuse d’être raisonnable. La France coupée en
deux, mais bien
décidée à tirer vengeance par la seule arme qu’il lui reste, à
laquelle elle veut
croire encore, l’élection
au suffrage universel.
Le malaise sectoriel des informateurs musulmans
En réalité
aujourd’hui, on sait parfaitement en quoi consistait le bras
de fer qui fit vaciller le pouvoir sarkozyste pendant
quelques semaines, et qui était en face. Cela faisait des
années qu’au sein des services de Renseignements régnait une
rivalité sourde, créée par la réforme de 2008. Sarkozy avait
tenu à faire exploser la bureaucratie des
Renseignements - les anciens « RG ». Environ
deux tiers des effectifs avaient été intégrés à la DST,
c’est-à-dire au contre-espionnage. Ils étaient devenus des
super-espions, couverts par le secret défense, sous
l’autorité directe du pouvoir exécutif, pendant que les
effectifs restants continuaient de faire le travail ingrat
du Renseignement Territorial, sans perspective de promotion
et avec des moyens insuffisants.
Le premier passage à l’acte de Mohammed
Merah - le meurtre d’un militaire en permission en date du
11 mars 2012 - doit être considéré comme la cristallisation
d’un malaise sectoriel particulier, au sein des
informateurs musulmans de la DCRI. Malaise sectoriel, donc
formulé dans le langage propre au secteur considéré, dont le
coeur d’activité est la fréquentation routinière des
subjectivités djihadistes. Le basculement d’un jeune homme
réputé « fiable » par tous ses interlocuteurs, bien
qu’énoncé sous le lexique du djihad, s’inscrivait simultanément
dans des tensions internes au monde de la police, liées
notamment à la réforme de 2008, et concernant l’ensemble de ce
corps de métier. Il exprimait le
malaise collectif
de tous ceux qui sont
payés à rester sur le terrain, à continuer d’entendre ce que
la hiérarchie ne sait plus concevoir, retirée qu’elle est dans
sa tour d’ivoire, avec les intellectuels qui lui servent la
soupe. L’affaire
Merah était déjà
la cristallisation d’un malaise social, mais pas le genre de
malaise que les sociologues sont payés à concevoir et à
légitimer. Comme la
révolte des Gilets Jaunes, elle
est venue de là où on ne l’attendait pas.
Dans la France
de 2019, le burn
out d’un franco-algérien
proche
des milieux du Renseignement,
ferait nécessairement penser aux questions de souffrance au
travail, de mépris hiérarchique, la distinction entre ceux qui
sont quelque chose et « ceux qui ne sont rien ». On
pense bien sûr à l’affaire Benalla, au sentiment d’impunité de
ceux qui se savent couverts par l’exécutif, et à la grogne des
policiers ordinaires. À l’origine de l’affaire Merah, il n’y a
pas autre chose - c’est dit à longueurs de pages dans le
rapport de l’IGPN : une ambiance détestable au sein de
l’institution du renseignement, liée à la réforme de 2008. D’ailleurs
dans ses premières déclarations,
Bernard Squarcini privilégiait bien la thèse du burn out,
et assumait
tacitement la responsabilité de l’institution :
-
Mohamed Merah vous a parlé pendant le siège du RAID ?
« Il
a souhaité parler avec le policier de la direction régionale
du renseignement intérieur (DRRI) de Toulouse qui l'avait
rencontré en novembre 2011. Il est intervenu au cours des
négociations. Mohamed Merah semblait avoir un rapport de
confiance avec lui. Il s'est confié, il a coopéré. Il nous a
dit où était le scooter ou les deux voitures. Le courant
passait bien. Non sans cynisme. Il a même dit à ce policier:
"De toute
façon, je devais t'appeler pour te dire que j'avais des
tuyaux à te donner, mais en fait, j'allais te fumer."
C'est un Janus, quelqu'un qui a une double face.
Il faut remonter à la cassure de
son enfance et à ses troubles psychiatriques. Pour avoir fait
ce qu'il a fait, cela relève davantage d'un problème médical
et de fanatisme que d'un simple parcours djihadiste. Selon le
policier de la DRRI, c'est sa deuxième personnalité qui a
parlé, mercredi. Il lui a raconté la deuxième tranche de vie
qu'il n'a pas voulu lui évoquer en novembre. Il a fini leur
entretien, en quelque sorte. (…) Selon les déclarations qu'il
a faites lors du siège par le RAID, il s'est auto-radicalisé
en prison, tout seul, en lisant le Coran. C'est un acte
volontaire, spontané, isolé. Et il dit que de toute façon,
dans le Coran, il y a tout. Donc, il n'y a aucune appartenance
à un réseau. »
-
Il n'a pas été victime d'une filière de radicalisation en
prison ?
« Il
semble s'être radicalisé seul. »
-
C'est un profil particulier, donc ?
« Il
n'a pas les attributs extérieurs du fondamentaliste. Lors de
ses condamnations par le tribunal pour enfants, une fragilité
psychologique est détectée. Il a mal supporté le divorce de
ses parents… »
(Le
Monde du 23 mars 2012)
Ce que Squarcini admet ici, entre les lignes,
c’est que Merah leur a sauté à la figure. En tant que directeur
de l’institution, il ne peut pas dire autre chose, et il a au
moins la décence de ne pas charger la mule des réseaux
islamistes. Il sait très bien que ça ne passerait pas. À cette
date, toute la société française sait que Merah est un produit
du sarkozysme, du style de son pouvoir, la violence faite aux
travailleurs et aux institutions. Elle le sait
confusément - puisque tout est « secret
défense » - mais c’est une évidence.
Le silence de l’Etat
Si le pouvoir
Sarkozyste a été pris de paralysie face au tueur au scooter,
ce n’est pas juste parce que cette affaire rappelait, en
pleine campagne électorale, la réintégration de la France au
commandement intégré de l’OTAN (2009). L’abandon de la ligne
diplomatique Chirac / De Villepin avait été vécue comme un
traumatisme par une bonne partie des élites culturelles
françaises, une blessure narcissique dans leur rapport au
monde - mais pas de quoi perdre une élection… Le problème
de Sarkozy était surtout que derrière l’affaire Merah, il y
avait une affaire Benalla en puissance. Sans que Merah en ait
eu conscience - et
précisément à cause de la co-évolution mentionnée plus
haut - son
passage à l’acte trahissait quelque chose du coeur de ce
pouvoir, de son esprit et de son style, qui polarisait à tous
les niveaux de la société française.
Ce n’est donc pas
Merah lui-même qui a « mis la France à genoux », mais
la conflictualité du monde social, face auquel le pouvoir a été
contraint de prendre toutes les précautions. Sarkozy et les
siens savaient qu’à tous les échelons de responsabilité, ils
avaient aussi des ennemis, que les langues ne tarderaient pas à
se délier jusqu’à ce que le scandale éclate… Ils jouaient là
leur survie politique, beaucoup plus qu’une simple
élection - dans le sens où une affaire
« Benalla/Merah » menaçait de détricoter tous leurs
réseaux.
Et c’est dans un contexte de nature bien
différente que doit s’interpréter le troisième et dernier
passage à l’acte de Mohammed Merah - le massacre de l’école
juive Ozar Hatorah, en date du 19 mars 2012. Ce dernier passage
à l’acte n’est plus le geste d’un jeune homme qui bascule, aux
prises avec les questions de sa vie, de ses interlocuteurs et de
son milieu. C’est plutôt le geste d’un jeune homme qui, ayant
basculé, se retrouve confronté au silence des
autorités - donc dans un face-à-face subjectif avec l’État,
qui valide sa vocation jihadiste au-delà du concevable. Ce
dernier passage à l’acte doit donc être rapporté,
non au malaise social
initialement exprimé, mais à ce que l’État a réussi
à en faire.
Et la société française
l’a toujours su instinctivement, sans savoir l’énoncer. D’où
la rumeur persistante, inextirpable depuis sept ans, selon
laquelle Merah ne serait pas l’auteur du dernier massacre.
* * *
Coûte que coûte, Merah
s’efforce d’être à la hauteur de son djihad. La
première attaque a eu
lieu le 11
mars : un
militaire contacté sur Leboncoin,
abattu d’une balle
dans la tête sur un
parking désert. La
seconde le 15 mars :
devant la caserne de
Montauban, des
militaires en uniforme qui attendaient à un distributeur.
La
troisième est prévue le 19 : un militaire qu’il a
suivi jusqu’à son
domicile, et qu’il attendra
à l’heure où il se
rend au travail. À chaque
fois, Merah laisse
passer trois jours et il re-frappe,
avec la régularité d’un
coup sur l’échiquier :
comme quelqu’un qui cherche le visage de son interlocuteur,
pour le provoquer au combat. Mais
une cible militaire ne se trouve pas comme ça, surtout quand
toutes les casernes de la région sont sur leurs gardes… Quand
sa troisième cible lui échappe – parce que le militaire est
sorti trop vite du parking - il se rabat sur l’école juive.
Dans la logique antisémite où il baigne depuis l’enfance, ces
enfants constituent des victimes équivalentes aux militaires.
Pour autant, Merah a vécu pendant des années sans s’en prendre
aux militaires de son pays, en songeant même à les rejoindre, et
il a aussi coexisté avec des enfants juifs… Mais dès l’instant
où il s’en est pris à l’armée, c’est-à-dire à l’État, Merah a
basculé dans l’inconnu, et cela fait déjà dix jours. C’est ce
contexte qui l’obnubile et efface tous les autres. Pour ceux qui
se demandent comment on peut avoir la cruauté d’assassiner des
enfants d’une balle en pleine tête, la réponse est simple :
il est simplement devenu fou.
Scandale et tragédie
Selon toute
vraisemblance, l’exécutif
a délibérément entravé l’enquête sur le meurtrier au scooter.
C’est écrit par la
presse en toutes lettres depuis l’automne 2012 :
« La DCRI aurait ralenti les investigations concernant
Mohamed Merah » (
Libération
du 31 octobre 2012). Et
en réalité, c’est là le seul véritable scandale de l’affaire
Merah. Tout le reste
n’est que fantasme et enfumage, méconnaissance de l’islam et
des activités de Renseignement. Tout ce qui est pointé depuis
sept ans, dans la presse et
dans les tribunaux, en
termes de « dysfonctionnement » et de
« dangerosité », relève
d’un quiproquo systématique, où l’on décontextualise et
présente comme scandaleux ce qui relève du fonctionnement
normal de l’institution, et du fonctionnement normal d’un
croyant.
-
Le meurtre
d’Imad Ibn Ziaten, le
11 mars 2012 sur
un parking de Toulouse, était
une tragédie. Ce
drame aurait pu éventuellement engager la responsabilité
de l’État, du fait que le jeune homme était
« traité » par les services de renseignements,
mais cela aurait été une responsabilité d’ordre
technique - une « faute simple », en termes
juridiques. Comme
dans les
tragédies grecques, ce
drame se tramait depuis toujours dans les replis du
Destin. La
famille du militaire a toujours montré qu’elle l’acceptait
dignement.
-
La mort le
19 mars des victimes de l’école juive, à l’inverse,
est de
l’ordre du
scandale. Car la
décision d’entraver l’identification du tueur relevait
d’une décision politique, et de la volonté d’un seul
homme, Nicolas Sarkozy. Pourtant
là encore, il y a
le sentiment d’une sorte de fatalité, liée à la dimension
antisémite du meurtre (dont j’ai parlé plus haut). Jusqu’à
présent, les
familles de l’école juive se sont
toujours refusées
à saisir la
justice. Gabriel Sandler, qui a perdu son fils et ses deux
petits-enfants, s’en justifiait encore implicitement
devant la presse
lors du dernier procès, en des termes transparents :
« Samuel
Sandler : “Les policiers se sont plantés sur Merah
mais sans arrière-pensées” » (France
3 Occitanie, le 17 octobre 2017).
Entre les
deux, il y a les victimes du 15 mars à Montauban. Pour
ces familles-là, la reconstruction est peut-être
plus difficile, précisément
parce qu’ils sont pris en étau entre deux affaires très
différentes, entre le scandale et la tragédie. Le
père du caporal Abel
Chennouf
a saisi le Tribunal
Administratif de Nîmes, qui le 12 juillet 2016 a reconnu
l’engagement de la responsabilité de l’Etat pour
faute simple des services
de renseignement. Il
se réjouissait alors en ces termes dans un communiqué :
« Je suis satisfait à 100%.
J'accueille cette décision avec la fierté d'un père qui a fait
son travail pour son fils. J'ai peut-être choisi la "voie de
l'agité", comme raillent certains, mais j'en suis fier, je le
répète, et je continuerai mon combat dans l'ombre. Je ne
m'arrêterai pas » (Le
Parisien du 12 juillet 2016)
Ce jugement a
ensuite été cassé par la Cour
Administrative
d'appel de Marseille, par
l’arrêt
du 4 avril 2017, confirmé par le Conseil d’État le 18 juillet
2018. Mais de toute
façon, la responsabilité n’avait été reconnue que pour faute
simple. En droit
administratif, la faute lourde s'oppose à la faute simple, non
sur le critère de l'importance des préjudices mais sur celui
de la gravité du comportement
fautif. Or
la véritable question qui agite ces familles, comme la société
française plus généralement, est de savoir si la mort de leur
fils relève d’un scandale ou d’une tragédie.
Je n’ai pas assisté au procès du TA de Nîmes, mais je ne pense
pas vraiment que la
Cour ait tranché en
connaissance de cause, sur
la base d’une conception cybernétique de l’affaire.
Bien entendu,
aucune des postures
adoptées par ces différentes familles de victimes, n’est
critiquable, chacune
doit recevoir le plus profond des respects.
Dans
l’affaire Merah, tous les acteurs sont pris en otage par
une histoire qu’ils n’arrivent pas bien à se représenter, dont
les enjeux les dépassent, et chaque famille mobilise les
ressources qui sont les siennes, notamment religieuses, ou
militantes. Mais
c’était déjà le cas pour Merah lui-même, comme je crois
l’avoir montré. Je me permets d’espérer que cet éclairage
ouvrira la voie d’une
autre compréhension, pour toutes les victimes de cette
affaire - et elles sont nombreuses. Je ne crois pas que
la société française puisse faire l’impasse sur une
compréhension réelle de ce
qui s’est passé au
cours du quinquennat de François Hollande.
Et la priorité actuelle n’est pas de poursuivre à tout prix
l’État devant les tribunaux, ni même la personne du Président
Sarkozy, dont personne ne se fait d’illusion sur sa
responsabilité. Il y a urgence, par contre, à questionner le
traitement de ce dossier par le gouvernement socialiste, et
plus généralement par les élites intellectuelles de ce pays,
dont toutes ces familles paient les frais jusqu’à présent.
Il y a urgence à
s’interroger, à travers l’affaire Merah, sur tous les
mécanismes de la solidarité oligarchique.
Les
choix de Manuel Valls
Toute
l’affaire Merah telle que nous la connaissons, découle en fait
des choix qui ont été opérés par un seul homme, Manuel Valls,
lors de sa prise de fonction au Ministère de l’Intérieur, et
dont la stratégie pourrait se résumer en une phrase :
faire de la tragédie un scandale, et du scandale une tragédie.
Lorsqu’il
arrive aux affaires,
Manuel Valls se voit déjà candidat aux présidentielles de
2017. Avec l’affaire
Merah, il se retrouve en possession d’une « botte
secrète » providentielle contre les sarkozystes. Il est
décidé à en tirer
un profit politique maximum,
en se taillant
un espace politique sur
leur
terrain, sans pour
autant fabriquer une
affaire qui lui
serait trop
embarrassante. Afin
de garder l’affaire sous contrôle, son
obsession sera de contester la version donnée par Squarcini -
la fameuse théorie du « loup solitaire ».
https://www.dailymotion.com/video/xx5g8z
(Sujet de I-télé, le 30 janvier 2013)
Dix mois après
les meurtres, Valls peut déclarer au Parlement Européen :
« Dans l’affaire Merah, la thèse du loup
solitaire ne tient pas. ».
Mais cette déclaration est l’aboutissement d’un travail au
long cours, qui commence dès sa prise de fonction au Ministère
de l’Intérieur. Un travail mené au fil de fuites savamment
orchestrées, avec la complicité servile des journalistes,
toujours prêts à mettre en intrigue leurs « révélations
exclusives », pour flatter leur égo de
Tintin reporter et
tenir en haleine l’opinion dominante, tout en assumant leur
mépris pour les « complotistes ». Une solidarité de
caste.
« Hassan », et
la connivence des subjectivités raisonnables
Dans le
dispositif de l’affaire Merah conçu par les socialistes, tout
repose en fait sur la mise en lumière d’un personnage
secondaire, présenté comme central. Il s’agit de l’officier toulousain,
jusque là resté anonyme. Bernard Squarcini parlait bien de cette
discussion au talkie-walkie, dans ses premières déclarations
après l’assaut, mais il évoquait simplement le « policier
de la Direction Régionale », sans le dissocier de
l’institution. La Gauche lui donnera un nom - un nom arabe,
bien sûr. Et spontanément, les médias feront de
« Hassan » le héros positif de l’affaire
Merah, et se feront les chroniqueurs passionnés de tous ses
déboires.
Pour rappel : passer six mois à observer
le comportement d’un jeune homme de 22 ans (à partir de janvier
2011), dans une voiture garée en face d’un immeuble résidentiel.
Ceci parce que quelques mois plus tôt, ledit jeune homme s’est
fait cueillir par la police afghane et remettre aux forces
d’occupation Américaines - mais sans savoir pourquoi il
n’est pas rentré plus tôt sur les écrans radar, ni pourquoi sa
fiche S a été désactivée dès sa sortie de prison. Rédiger en mai
2011 un rapport à la Direction Centrale, alertant sur le
comportement hautement suspect de l’individu surveillé, et se
voir enlever le dossier. Apprendre six mois plus tard son envol
pour le Pakistan (pas plus mentionné dans la fiche S - voir
rapport IGPN p. 4), et se voir invité à organiser une séance de
débriefing de ses photos de voyage, en présence d’une
spécialiste venue de Paris (14 novembre 2011). Se voir alors
recommander tacitement de recruter le jeune homme comme
informateur. Faire la sourde oreille. Se voir réitérer cette
instruction plus de deux mois après l’entrevue, dans un
Compte-Rendu rédigé par la Direction Centrale (cf p.9). Se voir
écarter de l’enquête sur les militaires tués (11 et 15 mars), au
motif que la piste de l’ultra-droite était privilégiée. Enfin le
21 mars, se voir convié à faire la conversation au Talkie-Walkie
avec le jeune homme, avant sa liquidation par les troupes du
RAID.
Dans la France de 2019,
l’expérience du
policier toulousain
ferait nécessairement penser aux questions de souffrance au
travail, de mépris hiérarchique, la distinction entre ceux qui
sont quelque chose et « ceux qui ne sont rien ». Dans
la France de 2012, ces détails seront rapportés sans que jamais
n’affleure la question sociale, même plusieurs mois ou une année
après les drames. Les docus d’investigation en feront leurs
choux gras, mais juste pour faire monter le suspens, dans un
scénario bêbête et franchement complotiste : on sait à
l’avance que le tueur va tuer, et le téléspectateur se demande
avec angoisse de quelles connivences le méchant islamiste peut
bien bénéficier en haut lieu. La narration reste collée au point
de vue du gentil policier qui a eu raison contre sa hiérarchie,
parce qu’il n’était pas dupe du fourbe terroriste, mais qui n’a
malheureusement pas été écouté… Bref, un parfait film américain.
On pourra visionner cinq
minutes (de 1h07 à 1h12) du documentaire :
« Mohammed
Merah. Itinéraire d’un tueur », produit par France
3 en mars 2013.
Le « Dossier Karl
Zéro » de mars 2014 propose un traitement très
analogue.
L’introduction de
ce personnage verrouille l’affaire Merah, parce qu’il
invisibilise totalement la problématique au coeur de l’histoire,
à savoir le malaise sectoriel des informateurs musulmans. Dès
lors, les questions posées sont systématiquement déformées, soit
dans un sens complotiste (« Merah était-il un
informateur ? »), soit dans le sens du racisme et du
mépris de classe (« Comment envisager de recruter un type
comme lui ? »). Or la question n’est pas de savoir si
Merah était ou pas un informateur, mais qu’il était entouré
d’informateurs, et qu’il n’a pas souhaité en devenir un. Et
cette question représente un tel tabou qu’à ce jour, aucun
« intellectuel musulman » n’a voulu s’insérer dans cet
interaction intersubjective.
[je sais qu’il y
a eu une pièce inspirée de ce dialogue, qui a fait polémique à
l’été 2017, mais je n’ai pas eu l’occasion de la voir]
Pour bien
comprendre comment l’introduction de « Hassan »
verrouille l’affaire Merah depuis l’origine, il faut revenir à
la question cybernétique.
Avant
l’introduction
de
« Hassan »,
l’affaire Merah se résumait au volte-face d’un jeune homme
face à l’institution du Renseignement, et ce volte-face
faisait nécessairement écho, quoi
qu’on veuille en penser, à
l’ambivalence de tout un chacun face au « système »,
de l’homme
face à la Machine : problème
par excellence de
la cybernétique,
mais aussi des mythes, des religions et des histoires, tout ce
dont une société a besoin pour vivre et pour digérer les
évènements qui l’affectent.
Avec
« Hassan », cet Arabe en chair et en os placé
artificiellement au beau milieu de l’institution, toute
appréhension cybernétique est impossible, comme toute
représentation collective, ce qui place les
« Humanités » en situation de monopole discursif - les
seuls que cette situation ne dérange pas.
Lors
de son audition au procès d’Abdelkader, « l'enquêteur
témoigne par visioconférence avec la voix déformée, du style
canard de dessin animé. »
(La
Dépêche,
19 octobre 2017). Et aucun journaliste à ma
connaissance n’a jamais trouvé ça bizarre, ne s’est jamais
demandé comment et pourquoi on se retrouvait dans une telle
situation. Sachant qu’il devrait de toute façon rester anonyme,
pourquoi ne pas avoir simplement laisser fuiter les déclarations
de Merah, qui en elles-mêmes ne laissaient subsister aucun doute
quant à sa culpabilité, en laissant dans l’ombre celui qui
posait les questions… ?
Tous ces spécialistes ne se sont jamais rendus
compte, semble-t-il, que ce « Hassan » n’existe pas.
Ils ne peuvent pas s’en rendre compte, car ce sont eux qui l’ont
fabriqué. Le pouvoir n’a fait que laisser partir des fuites, au
compte-goutte, en instrumentalisant les plaintes déposées par
les familles de victimes. Et les journalistes ont ré-écrit
l’histoire à partir du seul point de vue qui leur soit
concevable : selon un story-telling implicitement
complotiste - vu tout ce qui leur échappe - mais tout
en se gargarisant de leur prudence et de leur
« professionnalisme ».
Dans le
dispositif de l’affaire Merah conçu par les socialistes, « Hassan »
a une fonction très importante, décisive même. Il figure
l’Arabe « tel qu’on le connaît », l’Arabe qui va de
soi, l’informateur spontané, qui ne fait même pas remarquer sa
présence. Mais il faut qu’il soit là. S’il n’était pas là, les
commentateurs le chercheraient, et ils seraient alors
confrontés à un gouffre. Telle qu’elle était présentée par
Squarcini, l’affaire Merah était insupportable pour les
subjectivités « progressistes ». Le fait qu’aucun « bon
musulman » n’émerge, n’échappe à l’anonymat et la
neutralité laïque de l’institution, cela les confrontait à un
doute existentiel, quasi métaphysique : Et
si la participation de l’informateur n’allait pas de
soi ? Question
immédiatement refoulée, puis reformulée en : « L’intégration
est-elle une illusion ? ».
Au prétexte de rassurer, l’invention de ce personnage semait
le doute encore plus…
Le Pakistan, le clan du Mirail : l’illusion d’un
« ailleurs » de l’islam
[Initialement à la suite du passage sur la
radicalisation]
C’est le moment que les experts décrivent comme
sa « radicalisation » - ce qui ne veut pas dire
grand chose, si ce n’est qu’il prend conscience de sa baraka,
et qu’ à travers l’islam, il commence à développer son propre
rapport à ce sentiment subjectif. Entre cet épisode et le point
d’arrivée trois ans plus tard, il n’y a aucune détermination
causale directe, si ce n’est pour Merah lui-même, dans l’ordre
de la justification subjective. La compréhension de cet
épisode est évidemment décisive, par contre, pour la question
cybernétique posée plus haut : comment le
« dysfonctionnement » a déclenché la
« dangerosité », ou comment l’information s’est
propagée entre deux sphères de réalité subjectives, pensées
comme autonomes.
L’épisode permet de saisir comment à partir de
cette date, Mohammed Merah a commencé à entretenir, à travers le
rapport à Dieu, un rapport « parallèle » aux
évènements qui le touchent. Mais tout un chacun en réalité, afin
de progresser dans son existence, s’appuie à la fois sur une
activité de justification (comme dirait Luc Boltanski)
et sur un rapport au monde plus intuitif. Allah est simplement
ici une instance d’arbitrage entre ces deux sphères, qui leur
permet de coexister harmonieusement, alors que jusque là chez le
jeune Merah, l’intuition et la justification s’étaient toujours
opposées et détruites mutuellement.
Mohammed
Merah au moment de son passage en prison,
et deux ans plus tard à Jérusalem, devant le Dôme du Rocher
Allah doit être compris en tant qu’instance
d’arbitrage entre deux sphères, l’intuition et la
justification : en gros, l’intuition religieuse permet de
« débrayer » temporairement l’activité de
justification consciente, pour « protéger son coeur »
dans certaines circonstances ; et inversement un peu plus
tard, réinvestir la justification, jusqu’à y retrouver son
intuition. La religion permet de développer cette force
intuitive et de justification morale, indissociablement.
Allah n’est pas une sorte de « puce »
qui, une fois logée dans la tête du jeune homme, l’inscrirait
sur un réseau étranger, duquel il serait susceptible de recevoir
des ordres. Ce n’est là que le fantasme de subjectivités
Occidentales, encombrées de leurs propres représentations et
déconnectées du monde, mais toujours décontenancées de la
facilité avec laquelle les musulmans, sur les questions qui les
concernent, savent s’insérer au coeur de ce rapport contrarié au
réel.
Ou dit autrement, il n’y a pas
« d’ailleurs » de l’islam. L’histoire de Mohammed
Merah est toute entière inscrite dans le rapport aux
institutions de son pays - l’aide sociale à l’enfance, la
justice, la police. Même son rapport à Allah, on le voit ici, se
conçoit dès l’origine dans un face-à-face subjectif avec l’État.
Quelle absurdité de croire que le jeune Merah aurait reçu des
ordres d’un chef enturbanné, au fin fond des montagnes
afghanes ! À l’automne 2011, lorsque la rencontre a
finalement lieu avec ces « frères » qu’il a tant
cherché, l’ordre dicté par la branche pakistanaise d’Al-Qaïda
consiste à attaquer l’ambassade de l’Inde à Paris. Bien
évidemment, cela n’intéresse absolument pas le jeune Toulousain,
qui laisse filtrer l’information (The
Hindu du 18 mai 2012 : « French
intelligence warned India of plot to target embassy in
Paris »).
Merah allait-il alors se rabattre sur les amis
de son frère aîné, du petit milieu salafiste toulousain ?
Se voir dicter des ordres de personnes qui sont certes des
connaissances proches, mais qui n’ont strictement rien à voir
avec sa quête, et n’ont pas fait le dixième de son
cheminement ? Sabri Essid, les frères Clain, qu’avaient-ils
fait à l’époque, à part ressasser leurs souvenirs de colonies de
vacances à Artigat, chez un vieux réfugié politique des
frères musulmans syriens, et rêver d’en découdre avec l’armée
d’occupation américaine ? Tout ça pour se faire cueillir à
la frontière Irako-Syrienne fin 2006, et prendre cinq ans de
prison pour « association de malfaiteurs en lien avec une
entreprise terroriste »… Les journalistes ressassent
aujourd’hui les liens de cette « nébuleuse », comme
l’alpha et l’oméga des réseaux terroristes français -
« Le clan des Belphégor au Mirail », « la filière
d’Artigat »… Or tout découle en réalité de l’affaire Merah,
qui a rendu impossible leur vie en France et les a galvanisés.
Novembre 2015,
la France découvre le nom de Fabien Clain…
Bilan (11 avril)
L’interaction entre Mohammed Merah et la DCRI, qui a
suscité tant de rumeurs et de spéculations, est
transparente dès qu’on l’aborde avec les outils de la
cybernétique. Si à l’inverse on l’aborde par les modèles
classiques d’explication causale, alors le faisceau
d’indices apparaît toujours insuffisant. De fait, Me
Dupont-Moretti ne s’y est pas risqué dans la défense
d’Abdelkader Merah. Afin d’innocenter le frère aîné du
tueur au scooter, le plus simple aurait été de démontrer
le rôle actif (bien qu’involontaire) de la DCRI dans la
radicalisation de Mohammed. Il n’a pas fait ce
choix : sans doute craignait-il de passer pour un
odieux « complotiste ».
[MàJ : Le 18
avril 2019, la Cour d’Appel a condamné
Abdelkader Merah à 30 ans de réclusion pour complicité
d’assassinat]
Mais tôt ou tard, en marge du mouvement des Gilets
Jaunes, d’autres Français de confession musulmane
découvriront ce que j’explique dans ce texte, et ils
trouveront les mots pour dénoncer l’odieuse complicité
oligarchique (entre Manuel Valls et Nicolas Sarkozy)
dont relève toute cette affaire.
Ce
que l’on veut cacher au Peuple aujourd’hui, à travers
cette persécution judiciaire d’Abdelkader Merah qui
s’éternise depuis sept ans, ce n’est pas simplement
la responsabilité technique
de
la DCRI, que tout le monde suspecte un peu, ni la
responsabilité politique de Nicolas Sarkozy, dans
les entraves à l’enquête qui ont mené au drame de
l’école juive. Tout cela, la société française en a
conscience, confusément, même si elle mélange ces
deux responsabilités qui sont de nature très
différentes.
Ce que
l’on
veut surtout (se)
cacher,
le tabou absolu, c’est
que toute la vague d’attentats
ultérieurs
découle
directement de l’affaire Merah, de sa gestion
catastrophique par les élites intellectuelles
françaises, qui étaient alors « cul et
chemise » avec les socialistes. Et donc il faut
qu’Abdelkader - dont les amis ont par la suite
rejoint l’Irak et y sont morts -
ait été l’instigateur de tout… Cela
n’a juste aucun sens, et cela
ne tiendra pas éternellement.
En
fait de deux choses l’une : soit le
mouvement des Gilets Jaunes parvient finalement
à agréger vraiment des musulmans - ce qui
n’est pas vraiment le cas actuellement, en tous
cas pas
là où je vis - et ils seront alors
naturellement conduits à se saisir de cette
affaire. Soit le mouvement des Gilets Jaunes
échouera, et on va vers l’éclatement de la
société française. Mais je suis optimiste. Les
Gilets Jaunes sont un mouvement acéphale, fondé
sur la confiance et la libre initiative :
dès lors que cette cause est juste, nos
camarades nous
soutiendront. Aussi en vertu de cette phrase,
dont on a oublié combien elle était scandaleuse
à l’époque :
« Nul
ne peut être inquiété pour ses opinions, même
religieuses… »
(Déclaration
des Droits
de l’Homme
et du Citoyen
de 1789, l’article X).
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