La cybernétique de l’affaire Merah

Rédigé du 31 mars au 10 avril 2019.

Introduction et considérations méthodologiques (sur Mediapart).

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Genèse d’un système cybernétique

Toutes les interactions de l’affaire Merah s’inscrivent dans un système cybernétique, dont on peut situer l’origine à une date qu’il nous donne lui-même : le 18 février 2008, soit quatre années avant les meurtres. C’est le moment que Merah décrit comme sa véritable entrée dans l’islam, et que les spécialistes décrivent comme l’instant de sa « radicalisation ». Or on voit bien que dès l’origine en réalité, le sentiment religieux de Merah est intimement lié à une certaine forme d’interaction paradoxale avec la police.

Merah purge alors une peine de dix-huit mois pour une histoire de sac-à-main, et d’autres petites condamnations accumulées avant sa majorité (conduite sans permis, outrage, agression d’une assistante sociale…). Assez isolé, il découvre alors en lui-même une certaine force psychologique. Au négociateur du RAID, il livre un récit élaboré de ce moment, qu’il décrit comme une « révélation ». Le contexte est le suivant : alors qu’il purge sa peine pour le vol de sac-à-main, des policiers viennent en prison l'interroger sur une autre affaire, le délit de fuite d'un automobiliste qui a causé l'accident grave d'un gendarme. Merah sait que c’était lui au volant ce jour-là, mais il va réussir à le leur cacher. C’est là que réside le miracle, qui fait naître sa foi.

En creux, l’anecdote nous informe sur son manque de confiance antérieur, sa difficulté à cacher son intériorité, et le handicap que cela constituait pour lui à n’en pas douter. Pas tant dans les rapports interpersonnels que dans les rapports aux institutions : quand on est une « éponge » et qu’on grandit dans les établissements de l’Aide Sociale à l’Enfance, il vient toujours un moment où on « gâche tout », acculé par les rapports affectifs qu’on a soi-même construit. Les témoignages en ce sens sont récurrents parmi les professionnels qui l’ont côtoyé (voir par exemple Le Monde du 12 juin 2012). Or dans cette anecdote, « Allah » lui révèle soudain les coulisses de l’institution, la situation objective de ses interlocuteurs, du point de vue des preuves à charge dont ils disposent. Non seulement il échappe à un allongement supplémentaire de sa peine d’emprisonnement, mais surtout il réalise alors qu’il peut se protéger, avec cette aide d’Allah.

NÉGOCIATEUR : « Et t’as toujours été dans l’islam, toi, ou c’est quelque chose d’assez récent? »
MOHAMED : « Exactement, je me suis converti le 18 février 2008, et depuis ce jour-là j’ai toujours été assidu à mes prières. Avant cette date-là, je priais, j’arrêtais, je priais, j’arrêtais, t’as vu… Je priais mais voilà, j’étais pas… Des fois j’arrêtais, je reprenais, tout ça, t’as vu… Mais sérieusement, c’est depuis le 18 février 2008, lorsque j’ai eu cette affaire en prison, et voilà. J’avais besoin d’aide et je sais que y avait qu’Allah qui pouvait m’aider. Donc je lui ai demandé de m’aider. Il m’a facilité en me montrant que les gendarmes, comme j’ai dit tout à l’heure, ils étaient à côté de leurs pompes. Voilà… Sans rire : d’entrée de jeu, ils proposent un marché en me disant : « Si tu nous dis ce que t’as », pour une histoire de casse qui a eu lieu quelques jours après que je sois rentré, il me dit « on te dit qu’est-ce qu’on a contre toi ». J’ai vite compris que là, voilà, ils cherchent à négocier, c’est-à dire ils ont rien. Donc ça, ça été une preuve d’Allah. Et depuis ce jour-là, je me suis converti sérieusement à la religion.
NÉGOCIATEUR RAID Ouais, d’accord mais euh tu dis que t’étais en prison là. Bon Allah c’est, c’est une chose. Mais euh t’as pas rencontré des gens toi en prison? Un codétenu ou un détenu?
MOHAMED C’est à dire, qui… qui a la même pensée que moi?
NÉGOCIATEUR RAID Ouais, tout à fait. Qui t’a, qui t’a, bon quelque peu, qui t’a montré le chemin, quoi.
MOHAMED Non, non, pas du tout. En prison j’étais le seul à avoir la barbe. J’étais le seul à prier, à… Voilà, je veux dire euh… Vous pouvez même demander au chef de prison. À chaque fois, je me disputais avec des codétenus à cause de la musique, ou le ménage, et caetera. T’as vu, je veux dire qu’en prison, j’ai pas trouvé ce genre de personne.
21 mars 2012, conversation avec le négociateur du RAID (lien direct)

Le récit de cette anecdote, à la veille de sa mort quatre ans plus tard, est pris en lui-même dans un paradoxe. Car sans le savoir, Merah est en train de raconter les circonstances dans lesquelles son cas a attiré l’attention des Renseignements. Ce jeune homme de 19 ans était déjà dans les papiers de l’institution (la fameuse « fiche S »), parce qu’issu d’une famille proche des milieux salafistes algériens : vers le milieu des années 2000, des amis de son frère Abdelkader avaient étés arrêtés à la frontière irako-syrienne en tentant de rejoindre les rangs de la résistance à l’occupation américaine. Mais Mohammed était le petit dernier, d’une famille qui avait éclaté peu après sa naissance, et dont personne ne s’était vraiment occupé parmi ses frères et sœurs. Il avait grandi dans la rue, puis dans les institutions de l’Aide Sociale à l’Enfance. Or voilà que ce jeune homme, manifestement, développait un rapport à la religion tout à fait original, et tout à fait autonome. Pendant ce temps à Paris, le gouvernement Fillon créait la DCRI (textes adoptés le 7 avril 2008), avec l’ambition affichée par Nicolas Sarkozy de muscler les capacités de la France dans le domaine du Renseignement. Le regard de cette toute nouvelle institution se pose sur ce berceau, et c’est l’instant où Merah prend conscience de sa baraka

En mars 2010, la fiche S de Mohammed Merah est désactivée (voir page 4 du rapport de l’IGPN). Il commence à voyager seul au Moyen-Orient : Turquie, Syrie, Liban, Israël, Jordanie et Egypte, puis il se rend en Afghanistan, en passant par le Tadjikistan. Juste après les meurtres, des fuites de plusieurs services étrangers - israéliens et pakistanais notamment - ont révélé que cet individu était couvert par la France afin qu’il puisse se promener librement (Il Foglio du 26 mars 2012). Seule n’était pas au courant la police afghane, qui arrête le jeune homme à Kandahar et le remet aux Américains, ce qui fait rentrer Merah dans les écrans radars « officiels ». Il fait alors l’objet d’une surveillance par le Renseignement Territorial de Toulouse - c’est-à-dire les « perdants » de la réforme de 2008 - auxquels la Direction Centrale suggérera bientôt le recrutement de leur « perle rare ». Et c’est là que la machine s’enraye, car Toulouse refuse de fermer les yeux. En mai 2011, les conclusions de l’officier traitant (avec son supérieur hiérarchique Christian Ballé-Andui) alertent officiellement la Centrale des activités suspectes de Mohammed Merah. Cela n’empêche pas pour autant le départ de ce dernier vers le Pakistan, en date du 19 août 2011, qui ne fait pas sonner la fiche S pourtant réactivée en mars (rapport IGPN p. 4). À son retour, la Direction Centrale organise une réunion de « débriefing » dans les locaux toulousains, manifestement conçue pour faire les présentations. Le 25 janvier 2012 - soit plus de deux mois après l’entretien (rapport IGPN p. 9), un compte-rendu rédigé par Paris vient renouveler l’instruction tacite : Merah « pourrait présenter un intérêt pour notre thématique en raison de son profil voyageur ». Car au même moment, d’autres sources font remonter à la Direction Centrale l’assurance de sa « fiabilité » (documents sur lesquels le secret-défense ne sera jamais levé, mais dont la teneur a néanmoins filtré vers la presse - voir Paris Match du 19 juillet 2012). Mais là encore, Toulouse ne donne pas suite. Mohammed Merah passe à l’acte le 11 mars.

* * *

Pour décrire de manière adéquate l’affaire Merah, y compris les ressorts du mystère qui l’entoure, il est indispensable d’adopter les propositions de la cybernétique : notamment la décorrélation entre l’information et le partage du sens, dont il faut tirer les conséquences les plus ultimes. L’un des pères de la cybernétique, l’anthropologue Gregory Bateson (1904-1980), l’évoque dans ces quelques lignes :

« La larve de la tique grimpe à un arbre et attend sur une brindille extérieure. Si elle sent de la transpiration, elle se laisse tomber et atterrit, éventuellement, sur un mammifère. Mais si, après quelques semaines, elle ne sent pas de transpiration, elle se laisse tomber et s'en va grimper à un autre arbre. La lettre qu'on n'écrit pas, les excuses qu'on ne présente pas, la nourriture qu'on ne donne pas au chat : voilà des messages qui peuvent être suffisants et efficaces parce que zéro, en contexte, peut être significatif. » (Gregory Bateson, La Nature et la Pensée, p. 53)

Deux perspectives sur un contexte, ou la dynamique d’une subjectivité djihadiste

Dix jours après le premier meurtre, l’officier toulousain est finalement appelé pour négocier avec Merah au talkie-walkie. Il est en effet le seul membre de l’institution des Renseignements avec lequel Merah ait jamais interagi dans un cadre bureaucratique formel. D’ailleurs lofficier lui-même s’interroge sur ce passage à l’acte : il a du mal à croire qu’il puisse découler simplement d’une religiosité, ou même d’un voyage dans un pays lointain. Mais Merah ne mentionne aucune motivation autre que djihadiste :

NÉGOCIATEUR : Une question qui m’intrigue là, euh, par rapport à… Parce que c’est vrai que bon, se radicaliser, avoir une religiosité assez, assez poussée comme tu l’as, tu vois, avec un degré de spiritualité. Parce que tu t’es pas mal documenté quand tu étais en prison… Au delà ensuite, tu étais sur zone là-bas, je pense qu’aussi, t’as pas mal été baigné dans la, dans les hadith, dans tout ce qu’il faut comme, voilà, comme endoctrinement. Mais, le fait de passer à l’acte? De décider, du jour au lendemain de prendre tes couilles, si je puis dire hein, passe moi l’expression, et de prendre une arme et voilà, de, de passer à l’acte. Qu’est ce qui a fait que t’es passé comme ça à l’acte? Parce que c’est courageux, que c’est non, pas courageux, mais c’est un acte assez grave quoi. Il faut avoir une paire de couilles pour y aller quand même.
MOHAMED La simple raison c’est que… C’est que j’ai trouvé le courage pour faire ça. Quand tu dis, avoir les couilles, c’est simplement parce que, si déjà pour commencer c’est une obligation, je l’ai fait parce que Allah nous l’oblige à le faire, ya’ni. Afin que sa parole soit la plus haute, c’est pour élever le Coran. Et vous faites des caricatures sur notre prophète wa salam. Vous, vous, vous le dessinez sur plusieurs positions. Vous lui manquez de respect. Vous voulez même faire un concours sur les caricatures. Y a eu ça, très grandement ça. Ensuite, mes frères et mes soeurs sont tués de partout dans le monde par vos causes, que ce soit en Palestine, ou en Algérie quand vous intervenez, ou en Afghanistan, et dans le monde entier. Et comme le militaire américain qui a tué seize civils, vous trouvez ça normal? Et bien nous on… moi je… j’ai trouvé le courage là, t’as vu. Allah m’a facilité et il faut bien qu’il y ait un homme qui, qui… qui se réveille parmi les endormis et vous attaque. Même si je sais que j’en ai pas tué beaucoup, eh bien je sais que le message et l’impact est très très violent.
« Transcription des conversations entre Mohamed Merah et les négociateurs » (Libération.fr, 17 juillet 2012)

Autrement dit, Mohammed Merah n’a aucune conscience du contexte de son propre passage à l’acte, d’un point de vue interne à l’institution. Il ne soupçonne rien du dialogue de sourds à son propos, entre Toulouse et la Direction Centrale, ni de la frustration probable de ceux, parmi ses relations, qui attestaient en sous-main de sa « fiabilité ». On imagine aisément l’ambivalence de ces agents doubles, rattachés directement à la Direction Centrale et couverts par le secret-défense, mais eux-mêmes soumis à une forme de racisme institutionnel, à l’incompréhension de leur hiérarchie, et qui doivent en même temps gérer le jeune homme, le faire patienter - mais sans trop lui en dire, et qui font jouer pour cela la connivence « entre frères », sans vraiment savoir ce qui se passe dans sa tête… Merah ne soupçonne rien de tout ça, et pourtant le message est passé manifestement, de manière subliminale.

Toute cette affaire est le produit d’une longue co-évolution entre Merah et la DCRI. De ce fait on ne peut pas dire, en toute généralité, que Merah ignore le contexte de son passage à l’acte. Avec ce rapport à Allah dans lequel il est installé depuis 2008, Merah dispose au contraire d’une boussole et d’une perception pénétrante des situations. Certes, il n’est pas dans le secret des institutions, et il ne connaît pas certains détails des évènements qui l’affectent. Mais c’est notre lot à tous en ce bas monde, et Merah s’en détourne aussi par choix délibéré. Merah agit au visage de ses interlocuteurs, ces autres musulmans « au profil voyageur », qui partagent cette condition de servilité avec laquelle il faut rompre. Il agit au visage de tous ceux qu’il faut « réveiller », et dont il sait parfaitement qu’ils le comprennent.

Dans ces échanges avec le négociateur, on entend parfaitement Merah se débattre avec son destin. Jusqu’aux derniers moments, il cherchera à obtenir une réponse à la question qui le taraude - « Franchement, depuis quand vous êtes sur moi ». Mais l’instant d’après il se reprend, et réaffirme son intention de mourir les armes à la main. Les commentateurs y ont vu la preuve de son « fanatisme », mais son comportement à ce stade est absolument rationnel dans sa gestion de l’incertitude. Merah se rend bien compte que l’Officier Toulousain ne va pas répondre à ses questions, mais en réalité il mène deux conversations à la fois : avec l’uniforme et avec l’homme qui le porte. Replacée en contexte, sa revendication djihadiste est même le comble du rationalisme : Merah se débat pour réaffirmer sa subjectivité, pour retrouver les raisons qui l’ont poussé à agir.

MOHAMED: « J’ai des questions, je voudrais avoir des réponses, t’as vu, et c’est tout. »
NÉGOCIATEUR: Ouais pas de problème, tu peux poser les questions, y a aucun problème. (…) Ouais je t’écoute.
MOHAMED: < prénom négociateur DCRI >? Franchement depuis quand vous êtes sur moi?
NÉGOCIATEUR: Ben depuis que, depuis qu’on s’est vu… Je t’avais expliqué, j’avais été réglo, je t’avais dit que voilà, la police afghane nous avait saisi et bon, tu connais la police afghane, ils mettent du temps à réagir et le temps que ça, que ça vienne par, par coursier. [rire]. Donc voilà, donc euh, quand on t’a appelé, et ben, c’est que voilà, on avait eu la demande des Afghans, on nous a signalé ta pré-, leur pré- ta présence sur, sur zone. Bon presque, presque un an après quoi.
MOHAMED: Tu veux dire que dès que j’ai franchi la frontière afghane et que vous avez eu connaissance que j’étais dans ce pays, tu… tu me dis que - ya’nî - vous, vous ne saviez rien de moi?
NÉGOCIATEUR: Ben non on sav… On savait rien de toi parce que t’as… Qu’est-ce que tu as déclaré à la police afghane à Kandahar? T’as déclaré que tu faisais du tourisme… Ils t’ont suggéré de partir parce que c’était, la zone était pas assez sécurisée, c’est tout hein…
MOHAMED: Franchement, toi t’y a cru, honnêtement, t’y a cru à cette histoire de tourisme?
NÉGOCIATEUR: Bah, j’y croyais à moitié quand même parce que, quand même bon, malgré les belles photos que tu nous as données là, c’est vrai que ce sont de belles photos hein. Y a les pigeons, y a les statues, mais bon quand même un gars qui part comme ça en Afghanistan dans un pays aussi dangereux, et qui traverse depuis le Tadjikistan (…) tout le pays du nord au sud sans encombre, après qui repart au Pakistan, quand même, bon… J’avais, voilà. J’y croyais à moitié mais bon. Je pensais que… Je pensais sur la bonté d’âme. Voilà, je pensais, voilà, donc.
(…) Depuis tout à l’heure on parle, y a aucun problème, on comprend que tu veuilles parler, que t’aies besoin de parler, parce que je pense que ça fait un certain moment que t’es tout seul, hein, avec tout ça… Donc que tu parles, c’est bien. Maintenant, après il faut toujours essayer de trouver une solution positive. Tu nous comprends aussi…
MOHAMED: Je suis entièrement d’accord avec toi, t’as vu, comme t’as dit, je suis seul, je veux parler. hamdulillah je suis pas seul, tu vois. Je sais qu’il y a Allah à mes cotés. Je sais que les anges sont avec moi et qu’ils vous combattront avec moi si vous rentrez, si ça doit en arriver là, t’as vu. Donc euh, physiquement certes, je suis seul mais je sais qu’Allah est avec moi. Il n’est certes pas de votre coté, t’as vu. Donc voilà, comme je t’ai dit, certes, je voulais trouver une solution. Vous voulez m’arrêter après tous ces attentats qui ont eu lieu, parce que voilà, la population a peur, et cetera, et que votre chef d’État vous met la pression. Mais voilà t’as vu, euh, c’est pas en me disant deux trois phrases que je vais poser les armes, sortir les mains en l’air me faire arrêter…

Avec les informations dont on dispose aujourd’hui, on peut voir que Merah posait les bonnes questions. Tout au long de cet échange, il tente de découvrir la clé de son destin en sondant les réponses et les silences de ce négociateur, sur lequel au moins il peut mettre un visage. Mais au-delà des informations qu’il cherche à obtenir dans cet échange, Merah y poursuit inconsciemment un autre objectif : réactiver, avec cet Officier Toulousain, le type de rapports qui l’a mené jusqu’au passage à l’acte. Et de fait les tergiversations de ce dernier, son mélange de dénégation et de bêtise, ses tentatives pathétiques pour maintenir le dialogue (par exemple en parlant de la prière de fjar, faisant valoir une fraternité religieuse totalement absurde en ces circonstances, voire obscène - et Merah le remet sèchement à sa place…), tout cela ne fait que souligner le silence de l’État, cet interlocuteur sans visage, et valider la vocation djihadiste de Merah.

* * *

La retranscription intégrale des conversations du 21 mars entre Mohamed Merah et les négociateurs du RAID a été publiée le 17 juillet 2012 sur le site internet du journal Libération. Des extraits audio avaient déjà fuité quelques jours plus tôt, le dimanche 8 juillet en prime time sur TF1. Pour tous les musulmans collaborateurs de l’État Français, dans quelque institution que ce soit, la fuite de ce document représentait une violence considérable. À n’en pas douter, c’est l’origine du silence qui entoure l’affaire Merah jusqu’à aujourd’hui. Selon le site @rrêt sur images (10 juillet 2012), ces fuites s’inscrivaient dans des règlements de compte au sein de la DCRI, cette institution taillée sur mesure pour les Sarkozystes, dont les socialistes tentaient alors de reprendre les commandes. Il faudrait aller plus loin dans l’analyse de ces circonstances, pour comprendre comment une telle fuite a été possible, et ce que cela dit de la position des musulmans dans ces institutions.

Dans le secret des rapports hiérarchiques

Depuis maintenant plus de sept ans, la justice s’acharne à prouver que Mohammed Merah serait passé à l’acte sous l’influence d’Abdelkader et de ses mauvaises fréquentations salafistes. Dans cette procédure, le principal témoin à charge est Christian Ballé-Andui, le supérieur hiérarchique de l’officier toulousain qui négocie avec Merah. Voici sa déposition il y quelques jours, dans le cadre du procès en appel (La Dépêche, 29 mars 2019) :

« “Le clan salafiste toulousain”, le commissaire Christian Ballé-Andui maîtrise. 90 minutes sans notes, précis. “Très intéressante conférence sur le salafisme”, sourit Me Dupond-Moretti, habile aussi dans la mauvaise foi. Cela a plongé la cour au cœur du “terreau, de la matrice” du jihadisme toulousain. Dans ce clan où s'est “construit idéologiquement” Mohammed Merah et où ses leaders ont forgé une culture salafiste jihadiste “qui les a conduits au plus haut niveau de l'Etat islamique”, rappelle le témoin. (…) Après son séjour au Pakistan où le renseignement toulousain le repère depuis Toulouse (sa fiche S n'a pas sonné) et une rencontre à son retour le 14 novembre 2011, des “spécialistes parisiens» suggèrent mi-février 2012 “d'en faire une source”. À Toulouse, on s'étrangle. “C'est notre métier de recruter des sources. Elles apportent des informations fiables mais pas comme ça, pas sans un travail sérieux”, s'emporte l'ancien patron. Poussé par la présidente, Christian Ballé-Andui lâche : “Lorsque je lis dans ce rapport qu'il n'a aucun contact avec un réseau terroriste, avec mon équipe, on se demande s'ils ont lu le dossier ! Ses contacts, on les constate depuis 2006 ! Et notre demande de judiciarisation ? Non seulement ils ne le considèrent pas dangereux mais ils se demandent s'il ne pourrait pas être recruté ! Pardonnez-moi mais…” (…)
Quant à la question essentielle de la complicité d'Abdelkader Merah, Christian Ballé-Andui ne se défausse pas : “Les passages à l'acte de Mohammed Merah n'ont rien d'une lubie. Il existait chez lui un sentiment fort de vengeance mais aussi de reconnaissance. La question, c'est qui met le détonateur dans sa tête ? Les théoriciens installent ce détonateur idéologique. J'ai la conviction que tout le clan jihadiste toulousain connaissait la nature du projet. Pas les cibles précises mais les passages à l'acte. Après qui actionne ? Jean-Michel Clain ? Sabri Essid ? Abdelkader Merah ? Tous les trois ? Je n'ai pas la réponse.” »

La réalité, c’est que les services de renseignement ne se sont pas trompés sur Mohammed Merah, en considérant que ce jeune homme qui n’avait pas d’autre patrie, pas même de famille en réalité, ne sortirait jamais d’entre leurs mains. En considérant que jamais il ne passerait à l’acte, pour d’autres raisons que celles qu’ils pourraient éventuellement lui fournir, involontairement. En un mot, il était fiable, tout simplement parce que sa foi s’enracinait dans une quête personnelle originale, émancipée des socialisations militantes de son entourage proche. Et susceptible donc de devenir un informateur d’une efficacité redoutable : une perle rare, dans la perspective d’améliorer l’autonomie de la France dans le domaine du renseignement.

Toute la trajectoire de Mohammed Merah s’inscrit dans une fidélité paradoxale à la DCRI - probablement inscrite dans la continuité de son passage par l’Aide Sociale à l’Enfance. Inconsciemment, Merah renvoie à l’institution une part de sa vérité, que ne veulent pas entrevoir ceux qui la composent. Il renouvelle ainsi l’expérience de son propre charisme, auprès des informateurs de ces institutions : il contribue à les instruire, et renforce par là l’institution. Mais lorsque quelque chose bloque, Merah le sent aussi. Et pour continuer d’exister, il est contraint de pousser l’institution dans ses retranchements. Lors de l’échange au talkie-walkie, l’officier toulousain l’a sans doute ressenti. Si M. Ballé-Andui cherchait vraiment la réponse à sa question, il lui suffirait de se tourner vers celui qui était son subordonné au moment des faits, de lui tendre une autre oreille que celles qui lui ont étés tendues jusqu’à présent. Mais cela impliquerait de remettre en jeu une bonne part des certitudes qu’il pense avoir accumulé au cours de sa carrière. À l’échelle de la police comme de la société française, le secret de l’affaire Merah est enfoui dans les rapports hiérarchiques, au sein des institutions.

Non seulement la DCRI ne s’est pas trompée sur Merah, mais il n’existe aucune alternative concevable, pour construire un service de renseignement, que de socialiser des « loups solitaires ». De sorte que l’obstination à démentir les positions de Bernard Squarcini, au plus haut de l’État, ne pouvait qu’affaiblir durablement la France dans le domaine du Renseignement, et dans bien d’autres domaines encore.

L’orchestre et le spectateur

Face à l’abondance des sources existantes sur l’affaire Merah - qui feraient pâlir d’envie n’importe quel microhistorien - il y a deux postures possibles. La première consiste à se mettre en quête de quelque chose qui nous serait caché par le secret défense. D’autant que les zones d’ombres ne manquent pas, où l’on est tenté de chercher trace de cette complicité : des premières désactivations de fiche S, plusieurs années avant les meurtres, jusqu’à cette mystérieuse soirée la veille de l’assaut du RAID, où Mohammed Merah aurait échappé aux mailles de la surveillance, simplement en sortant de sa résidence par la porte de derrière… Tout cela cache quelque chose, à l’évidence, sinon il n’y aurait simplement pas d’affaire. Mais quoi ? On songe spontanément à un agent double, un interlocuteur de Mohammed Merah, dont l’identification suffirait à combler le chaînon manquant. On est alors conduit à mettre en doute chaque parole institutionnelle, et à se poser la question devant chaque document, devant chaque rapport et chaque article de presse : où est le mensonge ? À quel niveau ? Et quel aspect de la réalité se trouve ainsi dissimulé ?… Toutes les pistes ainsi ouvertes - et internet en regorge - ne mènent nulle part, parce qu’elles supposent une conception « télégraphique » de la communication (Yves Winkin), c’est-à-dire le transfert d’un énoncé littéral entre un émetteur et un récepteur.

Moi-même, je suis tombé dans ce piège. C’était au mois d’août 2016, j’avais décidé de m’enfermer avec les sources de l’affaire Merah. Je voulais absolument comprendre, et j’ai bien failli y laisser ma santé mentale. Et puis finalement au bout de quelques semaines, je ne saurais trop dire comment, j’ai réalisé que j’avais compris. Toutes les sources concordaient les unes avec les autres, et je pouvais dire avec certitude que chacune était sincère, qu’aucune ne mentait. Je réalisais que les journalistes faisaient bien leur travail, que les fonctionnaires étaient intègres - même Squarcini, c’est pour dire… - qu’ils ne faisaient qu’exprimer sincèrement, chacun à leur niveau, la vérité de leur institution. Quant à Merah, il exprimait une vérité d’un autre ordre, que ne peuvent comprendre que ceux qui ont voyagé jusqu’aux limites de leur destin. Avec ses trois cent mots de vocabulaire et son intelligence instinctive, il nous crevait les yeux.

J’avais abouti à une compréhension « orchestrale » de l’affaire Merah, où chaque note, chaque parole était à sa place. Mais comment partager une telle expérience ? Ce n’est pas comme si j’avais découvert un « pot-aux-roses », dont il aurait suffi de communiquer les coordonnées. Comment communiquer cette cohérence globale quand chaque hypothèse formulée, dès lors qu’elle apparaissait trop simple et trop cohérente, me rendait suspect de « complotisme », et menaçait de décrédibiliser ma parole toute entière… Et de fait je me suis tu, depuis août 2016. Ayant accédé à cette perspective orchestrale, paradoxalement, je me suis trouvé assigné sur le banc des spectateurs. Comme je passais quelques jours à Paris à l’automne 2017, pendant le premier procès d’Abdelkader Merah, j’ai passé deux demi-journées dans le public. Bien sûr j’aurais voulu me faire entendre, donner un grand coup de caisse claire et mettre un terme à cette symphonie interminable… Ce n’était pas possible, j’étais paralysé.

Mais aujourd’hui, l’air de France a changé. Depuis l’irruption du mouvement social il y a quelques mois, il nous est plus facile de nous replonger en 2012, dans l’ambiance d’exaspération de cette fin de mandat de Nicolas Sarkozy.

Flash-back

Souvenons-nous de cette journée, nous étions rivés à notre poste de télévision, devant cette façade de la rue du Sergent Vignié. Depuis le massacre de l’école juive, survenu le lundi matin (19 mars), on ne parlait plus que du tueur au scooter. Ce qui relevait jusque là de faits divers secondaires - les meurtres ciblés de militaires dans la région de Toulouse, en date des 11 et 15 mars - était brusquement passé au rang de drame national, dans un climat électrique de campagne présidentielle. Et bien sûr déjà, chacun se demandait : Qui sait quoi ?… On se rendait bien compte instinctivement qu’une telle affaire, à un tel moment, ne pouvait être qu’une « construction », dans le sens où elle reposait nécessairement sur des circuits cybernétiques stables, préalablement établis. Cela ne pouvait pas simplement être l’initiative d’un jeune franco-algérien, ayant décidé depuis sa cité, quasiment sur un coup de tête, de faire dérailler la campagne présidentielle. Ce genre de choses n’existait pas encore, et même à la lumière de ce que l’on a connu depuis : il n’était pas concevable que le tueur, qui comptait faire payer à la France son engagement en Afghanistan, ait couru dans la nature pendant dix jours - d’ailleurs essentiellement passés à jouer aux jeux vidéos dans son appartement… Il y avait manifestement un bras de fer, entre Nicolas Sarkozy - le candidat de l’odieuse oligarchie du Fouquet’s - et autre chose, mais qui ?… Quoi ?… Où ?… Bien entendu que ces questions étaient sur toutes les lèvres, à l’heure où la France se cherchait un nouveau destin ! Mais dans l’immédiat, seul Sarko était aux commandes. De lui seul et de son ministre Claude Guéant, on pouvait dire qu’ils savaient. Les autres, nous tous, nous en étions réduits à contempler la façade de cet immeuble qu’on avait fait évacuer, dans un quartier résidentiel de Toulouse. Puis voilà le jeune homme abattu, les mines graves de Claude Guéant, de toute la Sarkozie, et notre colère de se voir privés à jamais du seul procès qui aurait fait sens… Et déjà la stupeur, dans des dizaines d’écoles à travers le pays : des « Vive Merah » qui fusent, des élèves qui se rebellent contre la minute de silence… Une foule infantile, qui refuse d’être raisonnable. La France coupée en deux, mais bien décidée à tirer vengeance par la seule arme qu’il lui reste, à laquelle elle veut croire encore, l’élection au suffrage universel.

Le malaise sectoriel des informateurs musulmans

En réalité aujourd’hui, on sait parfaitement en quoi consistait le bras de fer qui fit vaciller le pouvoir sarkozyste pendant quelques semaines, et qui était en face. Cela faisait des années qu’au sein des services de Renseignements régnait une rivalité sourde, créée par la réforme de 2008. Sarkozy avait tenu à faire exploser la bureaucratie des Renseignements - les anciens « RG ». Environ deux tiers des effectifs avaient été intégrés à la DST, c’est-à-dire au contre-espionnage. Ils étaient devenus des super-espions, couverts par le secret défense, sous l’autorité directe du pouvoir exécutif, pendant que les effectifs restants continuaient de faire le travail ingrat du Renseignement Territorial, sans perspective de promotion et avec des moyens insuffisants.

Le premier passage à l’acte de Mohammed Merah - le meurtre d’un militaire en permission en date du 11 mars 2012 - doit être considéré comme la cristallisation d’un malaise sectoriel particulier, au sein des informateurs musulmans de la DCRI. Malaise sectoriel, donc formulé dans le langage propre au secteur considéré, dont le coeur d’activité est la fréquentation routinière des subjectivités djihadistes. Le basculement d’un jeune homme réputé « fiable » par tous ses interlocuteurs, bien qu’énoncé sous le lexique du djihad, s’inscrivait simultanément dans des tensions internes au monde de la police, liées notamment à la réforme de 2008, et concernant l’ensemble de ce corps de métier. Il exprimait le malaise collectif de tous ceux qui sont payés à rester sur le terrain, à continuer d’entendre ce que la hiérarchie ne sait plus concevoir, retirée qu’elle est dans sa tour d’ivoire, avec les intellectuels qui lui servent la soupe. L’affaire Merah était déjà la cristallisation d’un malaise social, mais pas le genre de malaise que les sociologues sont payés à concevoir et à légitimer. Comme la révolte des Gilets Jaunes, elle est venue de là où on ne l’attendait pas.

Dans la France de 2019, le burn out d’un franco-algérien proche des milieux du Renseignement, ferait nécessairement penser aux questions de souffrance au travail, de mépris hiérarchique, la distinction entre ceux qui sont quelque chose et « ceux qui ne sont rien ». On pense bien sûr à l’affaire Benalla, au sentiment d’impunité de ceux qui se savent couverts par l’exécutif, et à la grogne des policiers ordinaires. À l’origine de l’affaire Merah, il n’y a pas autre chose - c’est dit à longueurs de pages dans le rapport de l’IGPN : une ambiance détestable au sein de l’institution du renseignement, liée à la réforme de 2008. D’ailleurs dans ses premières déclarations, Bernard Squarcini privilégiait bien la thèse du burn out, et assumait tacitement la responsabilité de l’institution :

- Mohamed Merah vous a parlé pendant le siège du RAID ?
« Il a souhaité parler avec le policier de la direction régionale du renseignement intérieur (DRRI) de Toulouse qui l'avait rencontré en novembre 2011. Il est intervenu au cours des négociations. Mohamed Merah semblait avoir un rapport de confiance avec lui. Il s'est confié, il a coopéré. Il nous a dit où était le scooter ou les deux voitures. Le courant passait bien. Non sans cynisme. Il a même dit à ce policier: "De toute façon, je devais t'appeler pour te dire que j'avais des tuyaux à te donner, mais en fait, j'allais te fumer." C'est un Janus, quelqu'un qui a une double face.
Il faut remonter à la cassure de son enfance et à ses troubles psychiatriques. Pour avoir fait ce qu'il a fait, cela relève davantage d'un problème médical et de fanatisme que d'un simple parcours djihadiste. Selon le policier de la DRRI, c'est sa deuxième personnalité qui a parlé, mercredi. Il lui a raconté la deuxième tranche de vie qu'il n'a pas voulu lui évoquer en novembre. Il a fini leur entretien, en quelque sorte. (…) Selon les déclarations qu'il a faites lors du siège par le RAID, il s'est auto-radicalisé en prison, tout seul, en lisant le Coran. C'est un acte volontaire, spontané, isolé. Et il dit que de toute façon, dans le Coran, il y a tout. Donc, il n'y a aucune appartenance à un réseau. »
- Il n'a pas été victime d'une filière de radicalisation en prison ?
« Il semble s'être radicalisé seul. »
- C'est un profil particulier, donc ?
« Il n'a pas les attributs extérieurs du fondamentaliste. Lors de ses condamnations par le tribunal pour enfants, une fragilité psychologique est détectée. Il a mal supporté le divorce de ses parents… »
(Le Monde du 23 mars 2012)

Ce que Squarcini admet ici, entre les lignes, c’est que Merah leur a sauté à la figure. En tant que directeur de l’institution, il ne peut pas dire autre chose, et il a au moins la décence de ne pas charger la mule des réseaux islamistes. Il sait très bien que ça ne passerait pas. À cette date, toute la société française sait que Merah est un produit du sarkozysme, du style de son pouvoir, la violence faite aux travailleurs et aux institutions. Elle le sait confusément - puisque tout est « secret défense » - mais c’est une évidence.

Le silence de l’Etat

Si le pouvoir Sarkozyste a été pris de paralysie face au tueur au scooter, ce n’est pas juste parce que cette affaire rappelait, en pleine campagne électorale, la réintégration de la France au commandement intégré de l’OTAN (2009). L’abandon de la ligne diplomatique Chirac / De Villepin avait été vécue comme un traumatisme par une bonne partie des élites culturelles françaises, une blessure narcissique dans leur rapport au monde - mais pas de quoi perdre une élection… Le problème de Sarkozy était surtout que derrière l’affaire Merah, il y avait une affaire Benalla en puissance. Sans que Merah en ait eu conscience - et précisément à cause de la co-évolution mentionnée plus haut - son passage à l’acte trahissait quelque chose du coeur de ce pouvoir, de son esprit et de son style, qui polarisait à tous les niveaux de la société française.

Ce n’est donc pas Merah lui-même qui a « mis la France à genoux », mais la conflictualité du monde social, face auquel le pouvoir a été contraint de prendre toutes les précautions. Sarkozy et les siens savaient qu’à tous les échelons de responsabilité, ils avaient aussi des ennemis, que les langues ne tarderaient pas à se délier jusqu’à ce que le scandale éclate… Ils jouaient là leur survie politique, beaucoup plus qu’une simple élection - dans le sens où une affaire « Benalla/Merah » menaçait de détricoter tous leurs réseaux.

Et c’est dans un contexte de nature bien différente que doit s’interpréter le troisième et dernier passage à l’acte de Mohammed Merah - le massacre de l’école juive Ozar Hatorah, en date du 19 mars 2012. Ce dernier passage à l’acte n’est plus le geste d’un jeune homme qui bascule, aux prises avec les questions de sa vie, de ses interlocuteurs et de son milieu. C’est plutôt le geste d’un jeune homme qui, ayant basculé, se retrouve confronté au silence des autorités - donc dans un face-à-face subjectif avec l’État, qui valide sa vocation jihadiste au-delà du concevable. Ce dernier passage à l’acte doit donc être rapporté, non au malaise social initialement exprimé, mais à ce que l’État a réussi à en faire. Et la société française l’a toujours su instinctivement, sans savoir l’énoncer. D’où la rumeur persistante, inextirpable depuis sept ans, selon laquelle Merah ne serait pas l’auteur du dernier massacre.

* * *

Coûte que coûte, Merah s’efforce d’être à la hauteur de son djihad. La première attaque a eu lieu le 11 mars : un militaire contacté sur Leboncoin, abattu d’une balle dans la tête sur un parking désert. La seconde le 15 mars : devant la caserne de Montauban, des militaires en uniforme qui attendaient à un distributeur. La troisième est prévue le 19 : un militaire qu’il a suivi jusqu’à son domicile, et qu’il attendra à l’heure où il se rend au travail. À chaque fois, Merah laisse passer trois jours et il re-frappe, avec la régularité d’un coup sur l’échiquier : comme quelqu’un qui cherche le visage de son interlocuteur, pour le provoquer au combat. Mais une cible militaire ne se trouve pas comme ça, surtout quand toutes les casernes de la région sont sur leurs gardes… Quand sa troisième cible lui échappe – parce que le militaire est sorti trop vite du parking - il se rabat sur l’école juive. Dans la logique antisémite où il baigne depuis l’enfance, ces enfants constituent des victimes équivalentes aux militaires. Pour autant, Merah a vécu pendant des années sans s’en prendre aux militaires de son pays, en songeant même à les rejoindre, et il a aussi coexisté avec des enfants juifs… Mais dès l’instant où il s’en est pris à l’armée, c’est-à-dire à l’État, Merah a basculé dans l’inconnu, et cela fait déjà dix jours. C’est ce contexte qui l’obnubile et efface tous les autres. Pour ceux qui se demandent comment on peut avoir la cruauté d’assassiner des enfants d’une balle en pleine tête, la réponse est simple : il est simplement devenu fou.

Scandale et tragédie

Selon toute vraisemblance, l’exécutif a délibérément entravé l’enquête sur le meurtrier au scooter. C’est écrit par la presse en toutes lettres depuis l’automne 2012 : « La DCRI aurait ralenti les investigations concernant Mohamed Merah » ( Libération du 31 octobre 2012). Et en réalité, c’est là le seul véritable scandale de l’affaire Merah. Tout le reste n’est que fantasme et enfumage, méconnaissance de l’islam et des activités de Renseignement. Tout ce qui est pointé depuis sept ans, dans la presse et dans les tribunaux, en termes de « dysfonctionnement » et de « dangerosité », relève d’un quiproquo systématique, où l’on décontextualise et présente comme scandaleux ce qui relève du fonctionnement normal de l’institution, et du fonctionnement normal d’un croyant.

  • Le meurtre d’Imad Ibn Ziaten, le 11 mars 2012 sur un parking de Toulouse, était une tragédie. Ce drame aurait pu éventuellement engager la responsabilité de l’État, du fait que le jeune homme était « traité » par les services de renseignements, mais cela aurait été une responsabilité d’ordre technique - une « faute simple », en termes juridiques. Comme dans les tragédies grecques, ce drame se tramait depuis toujours dans les replis du Destin. La famille du militaire a toujours montré qu’elle l’acceptait dignement.

  • La mort le 19 mars des victimes de l’école juive, à l’inverse, est de l’ordre du scandale. Car la décision d’entraver l’identification du tueur relevait d’une décision politique, et de la volonté d’un seul homme, Nicolas Sarkozy. Pourtant là encore, il y a le sentiment d’une sorte de fatalité, liée à la dimension antisémite du meurtre (dont j’ai parlé plus haut). Jusqu’à présent, les familles de l’école juive se sont toujours refusées à saisir la justice. Gabriel Sandler, qui a perdu son fils et ses deux petits-enfants, s’en justifiait encore implicitement devant la presse lors du dernier procès, en des termes transparents : « Samuel Sandler : “Les policiers se sont plantés sur Merah mais sans arrière-pensées” » (France 3 Occitanie, le 17 octobre 2017).

Entre les deux, il y a les victimes du 15 mars à Montauban. Pour ces familles-là, la reconstruction est peut-être plus difficile, précisément parce qu’ils sont pris en étau entre deux affaires très différentes, entre le scandale et la tragédie. Le père du caporal Abel Chennouf a saisi le Tribunal Administratif de Nîmes, qui le 12 juillet 2016 a reconnu l’engagement de la responsabilité de l’Etat pour faute simple des services de renseignement. Il se réjouissait alors en ces termes dans un communiqué :

« Je suis satisfait à 100%. J'accueille cette décision avec la fierté d'un père qui a fait son travail pour son fils. J'ai peut-être choisi la "voie de l'agité", comme raillent certains, mais j'en suis fier, je le répète, et je continuerai mon combat dans l'ombre. Je ne m'arrêterai pas » (Le Parisien du 12 juillet 2016)

Ce jugement a ensuite été cassé par la Cour Administrative d'appel de Marseille, par l’arrêt du 4 avril 2017, confirmé par le Conseil d’État le 18 juillet 2018. Mais de toute façon, la responsabilité n’avait été reconnue que pour faute simple. En droit administratif, la faute lourde s'oppose à la faute simple, non sur le critère de l'importance des préjudices mais sur celui de la gravité du comportement fautif. Or la véritable question qui agite ces familles, comme la société française plus généralement, est de savoir si la mort de leur fils relève d’un scandale ou d’une tragédie. Je n’ai pas assisté au procès du TA de Nîmes, mais je ne pense pas vraiment que la Cour ait tranché en connaissance de cause, sur la base d’une conception cybernétique de l’affaire.

Bien entendu, aucune des postures adoptées par ces différentes familles de victimes, n’est critiquable, chacune doit recevoir le plus profond des respects. Dans l’affaire Merah, tous les acteurs sont pris en otage par une histoire qu’ils n’arrivent pas bien à se représenter, dont les enjeux les dépassent, et chaque famille mobilise les ressources qui sont les siennes, notamment religieuses, ou militantes. Mais c’était déjà le cas pour Merah lui-même, comme je crois l’avoir montré. Je me permets d’espérer que cet éclairage ouvrira la voie d’une autre compréhension, pour toutes les victimes de cette affaire - et elles sont nombreuses. Je ne crois pas que la société française puisse faire l’impasse sur une compréhension réelle de ce qui s’est passé au cours du quinquennat de François Hollande. Et la priorité actuelle n’est pas de poursuivre à tout prix l’État devant les tribunaux, ni même la personne du Président Sarkozy, dont personne ne se fait d’illusion sur sa responsabilité. Il y a urgence, par contre, à questionner le traitement de ce dossier par le gouvernement socialiste, et plus généralement par les élites intellectuelles de ce pays, dont toutes ces familles paient les frais jusqu’à présent. Il y a urgence à s’interroger, à travers l’affaire Merah, sur tous les mécanismes de la solidarité oligarchique.

Les choix de Manuel Valls

Toute l’affaire Merah telle que nous la connaissons, découle en fait des choix qui ont été opérés par un seul homme, Manuel Valls, lors de sa prise de fonction au Ministère de l’Intérieur, et dont la stratégie pourrait se résumer en une phrase : faire de la tragédie un scandale, et du scandale une tragédie.

Lorsqu’il arrive aux affaires, Manuel Valls se voit déjà candidat aux présidentielles de 2017. Avec l’affaire Merah, il se retrouve en possession d’une « botte secrète » providentielle contre les sarkozystes. Il est décidé à en tirer un profit politique maximum, en se taillant un espace politique sur leur terrain, sans pour autant fabriquer une affaire qui lui serait trop embarrassante. Afin de garder l’affaire sous contrôle, son obsession sera de contester la version donnée par Squarcini - la fameuse théorie du « loup solitaire ».

https://www.dailymotion.com/video/xx5g8z
(Sujet de I-télé, le 30 janvier 2013)

Dix mois après les meurtres, Valls peut déclarer au Parlement Européen : « Dans l’affaire Merah, la thèse du loup solitaire ne tient pas. ». Mais cette déclaration est l’aboutissement d’un travail au long cours, qui commence dès sa prise de fonction au Ministère de l’Intérieur. Un travail mené au fil de fuites savamment orchestrées, avec la complicité servile des journalistes, toujours prêts à mettre en intrigue leurs « révélations exclusives », pour flatter leur égo de Tintin reporter et tenir en haleine l’opinion dominante, tout en assumant leur mépris pour les « complotistes ». Une solidarité de caste.

« Hassan », et la connivence des subjectivités raisonnables

Dans le dispositif de l’affaire Merah conçu par les socialistes, tout repose en fait sur la mise en lumière d’un personnage secondaire, présenté comme central. Il s’agit de l’officier toulousain, jusque là resté anonyme. Bernard Squarcini parlait bien de cette discussion au talkie-walkie, dans ses premières déclarations après l’assaut, mais il évoquait simplement le « policier de la Direction Régionale », sans le dissocier de l’institution. La Gauche lui donnera un nom - un nom arabe, bien sûr. Et spontanément, les médias feront de « Hassan » le héros positif de l’affaire Merah, et se feront les chroniqueurs passionnés de tous ses déboires.

Pour rappel : passer six mois à observer le comportement d’un jeune homme de 22 ans (à partir de janvier 2011), dans une voiture garée en face d’un immeuble résidentiel. Ceci parce que quelques mois plus tôt, ledit jeune homme s’est fait cueillir par la police afghane et remettre aux forces d’occupation Américaines - mais sans savoir pourquoi il n’est pas rentré plus tôt sur les écrans radar, ni pourquoi sa fiche S a été désactivée dès sa sortie de prison. Rédiger en mai 2011 un rapport à la Direction Centrale, alertant sur le comportement hautement suspect de l’individu surveillé, et se voir enlever le dossier. Apprendre six mois plus tard son envol pour le Pakistan (pas plus mentionné dans la fiche S - voir rapport IGPN p. 4), et se voir invité à organiser une séance de débriefing de ses photos de voyage, en présence d’une spécialiste venue de Paris (14 novembre 2011). Se voir alors recommander tacitement de recruter le jeune homme comme informateur. Faire la sourde oreille. Se voir réitérer cette instruction plus de deux mois après l’entrevue, dans un Compte-Rendu rédigé par la Direction Centrale (cf p.9). Se voir écarter de l’enquête sur les militaires tués (11 et 15 mars), au motif que la piste de l’ultra-droite était privilégiée. Enfin le 21 mars, se voir convié à faire la conversation au Talkie-Walkie avec le jeune homme, avant sa liquidation par les troupes du RAID.

Dans la France de 2019, l’expérience du policier toulousain ferait nécessairement penser aux questions de souffrance au travail, de mépris hiérarchique, la distinction entre ceux qui sont quelque chose et « ceux qui ne sont rien ». Dans la France de 2012, ces détails seront rapportés sans que jamais n’affleure la question sociale, même plusieurs mois ou une année après les drames. Les docus d’investigation en feront leurs choux gras, mais juste pour faire monter le suspens, dans un scénario bêbête et franchement complotiste : on sait à l’avance que le tueur va tuer, et le téléspectateur se demande avec angoisse de quelles connivences le méchant islamiste peut bien bénéficier en haut lieu. La narration reste collée au point de vue du gentil policier qui a eu raison contre sa hiérarchie, parce qu’il n’était pas dupe du fourbe terroriste, mais qui n’a malheureusement pas été écouté… Bref, un parfait film américain.


On pourra visionner cinq minutes (de 1h07 à 1h12) du documentaire :
« Mohammed Merah. Itinéraire d’un tueur », produit par France 3 en mars 2013.
Le « Dossier Karl Zéro » de mars 2014 propose un traitement très analogue.

L’introduction de ce personnage verrouille l’affaire Merah, parce qu’il invisibilise totalement la problématique au coeur de l’histoire, à savoir le malaise sectoriel des informateurs musulmans. Dès lors, les questions posées sont systématiquement déformées, soit dans un sens complotiste (« Merah était-il un informateur ? »), soit dans le sens du racisme et du mépris de classe (« Comment envisager de recruter un type comme lui ? »). Or la question n’est pas de savoir si Merah était ou pas un informateur, mais qu’il était entouré d’informateurs, et qu’il n’a pas souhaité en devenir un. Et cette question représente un tel tabou qu’à ce jour, aucun « intellectuel musulman » n’a voulu s’insérer dans cet interaction intersubjective.

[je sais qu’il y a eu une pièce inspirée de ce dialogue, qui a fait polémique à l’été 2017, mais je n’ai pas eu l’occasion de la voir]





Pour bien comprendre comment l’introduction de « Hassan » verrouille l’affaire Merah depuis l’origine, il faut revenir à la question cybernétique.

Avant l’introduction de « Hassan », l’affaire Merah se résumait au volte-face d’un jeune homme face à l’institution du Renseignement, et ce volte-face faisait nécessairement écho, quoi qu’on veuille en penser, à l’ambivalence de tout un chacun face au « système », de l’homme face à la Machine : problème par excellence de la cybernétique, mais aussi des mythes, des religions et des histoires, tout ce dont une société a besoin pour vivre et pour digérer les évènements qui l’affectent.

Avec « Hassan », cet Arabe en chair et en os placé artificiellement au beau milieu de l’institution, toute appréhension cybernétique est impossible, comme toute représentation collective, ce qui place les « Humanités » en situation de monopole discursif - les seuls que cette situation ne dérange pas.

Lors de son audition au procès d’Abdelkader, « l'enquêteur témoigne par visioconférence avec la voix déformée, du style canard de dessin animé. » (La Dépêche, 19 octobre 2017). Et aucun journaliste à ma connaissance n’a jamais trouvé ça bizarre, ne s’est jamais demandé comment et pourquoi on se retrouvait dans une telle situation. Sachant qu’il devrait de toute façon rester anonyme, pourquoi ne pas avoir simplement laisser fuiter les déclarations de Merah, qui en elles-mêmes ne laissaient subsister aucun doute quant à sa culpabilité, en laissant dans l’ombre celui qui posait les questions… ?

Tous ces spécialistes ne se sont jamais rendus compte, semble-t-il, que ce « Hassan » n’existe pas. Ils ne peuvent pas s’en rendre compte, car ce sont eux qui l’ont fabriqué. Le pouvoir n’a fait que laisser partir des fuites, au compte-goutte, en instrumentalisant les plaintes déposées par les familles de victimes. Et les journalistes ont ré-écrit l’histoire à partir du seul point de vue qui leur soit concevable : selon un story-telling implicitement complotiste - vu tout ce qui leur échappe - mais tout en se gargarisant de leur prudence et de leur « professionnalisme ».

Dans le dispositif de l’affaire Merah conçu par les socialistes, « Hassan » a une fonction très importante, décisive même. Il figure l’Arabe « tel qu’on le connaît », l’Arabe qui va de soi, l’informateur spontané, qui ne fait même pas remarquer sa présence. Mais il faut qu’il soit là. S’il n’était pas là, les commentateurs le chercheraient, et ils seraient alors confrontés à un gouffre. Telle qu’elle était présentée par Squarcini, l’affaire Merah était insupportable pour les subjectivités « progressistes ». Le fait qu’aucun « bon musulman » n’émerge, n’échappe à l’anonymat et la neutralité laïque de l’institution, cela les confrontait à un doute existentiel, quasi métaphysique : Et si la participation de l’informateur n’allait pas de soi ? Question immédiatement refoulée, puis reformulée en : « L’intégration est-elle une illusion ? ». Au prétexte de rassurer, l’invention de ce personnage semait le doute encore plus…

Le Pakistan, le clan du Mirail : l’illusion d’un « ailleurs » de l’islam

[Initialement à la suite du passage sur la radicalisation]

C’est le moment que les experts décrivent comme sa « radicalisation » - ce qui ne veut pas dire grand chose, si ce n’est qu’il prend conscience de sa baraka, et qu’ à travers l’islam, il commence à développer son propre rapport à ce sentiment subjectif. Entre cet épisode et le point d’arrivée trois ans plus tard, il n’y a aucune détermination causale directe, si ce n’est pour Merah lui-même, dans l’ordre de la justification subjective. La compréhension de cet épisode est évidemment décisive, par contre, pour la question cybernétique posée plus haut : comment le « dysfonctionnement » a déclenché la « dangerosité », ou comment l’information s’est propagée entre deux sphères de réalité subjectives, pensées comme autonomes.

L’épisode permet de saisir comment à partir de cette date, Mohammed Merah a commencé à entretenir, à travers le rapport à Dieu, un rapport « parallèle » aux évènements qui le touchent. Mais tout un chacun en réalité, afin de progresser dans son existence, s’appuie à la fois sur une activité de justification (comme dirait Luc Boltanski) et sur un rapport au monde plus intuitif. Allah est simplement ici une instance d’arbitrage entre ces deux sphères, qui leur permet de coexister harmonieusement, alors que jusque là chez le jeune Merah, l’intuition et la justification s’étaient toujours opposées et détruites mutuellement.

Mohammed Merah au moment de son passage en prison,
et deux ans plus tard à Jérusalem, devant le Dôme du Rocher


Allah doit être compris en tant qu’instance d’arbitrage entre deux sphères, l’intuition et la justification : en gros, l’intuition religieuse permet de « débrayer » temporairement l’activité de justification consciente, pour « protéger son coeur » dans certaines circonstances ; et inversement un peu plus tard, réinvestir la justification, jusqu’à y retrouver son intuition. La religion permet de développer cette force intuitive et de justification morale, indissociablement.

Allah n’est pas une sorte de « puce » qui, une fois logée dans la tête du jeune homme, l’inscrirait sur un réseau étranger, duquel il serait susceptible de recevoir des ordres. Ce n’est là que le fantasme de subjectivités Occidentales, encombrées de leurs propres représentations et déconnectées du monde, mais toujours décontenancées de la facilité avec laquelle les musulmans, sur les questions qui les concernent, savent s’insérer au coeur de ce rapport contrarié au réel.

Ou dit autrement, il n’y a pas « d’ailleurs » de l’islam. L’histoire de Mohammed Merah est toute entière inscrite dans le rapport aux institutions de son pays - l’aide sociale à l’enfance, la justice, la police. Même son rapport à Allah, on le voit ici, se conçoit dès l’origine dans un face-à-face subjectif avec l’État. Quelle absurdité de croire que le jeune Merah aurait reçu des ordres d’un chef enturbanné, au fin fond des montagnes afghanes ! À l’automne 2011, lorsque la rencontre a finalement lieu avec ces « frères » qu’il a tant cherché, l’ordre dicté par la branche pakistanaise d’Al-Qaïda consiste à attaquer l’ambassade de l’Inde à Paris. Bien évidemment, cela n’intéresse absolument pas le jeune Toulousain, qui laisse filtrer l’information (The Hindu du 18 mai 2012 : « French intelligence warned India of plot to target embassy in Paris »).



Merah allait-il alors se rabattre sur les amis de son frère aîné, du petit milieu salafiste toulousain ? Se voir dicter des ordres de personnes qui sont certes des connaissances proches, mais qui n’ont strictement rien à voir avec sa quête, et n’ont pas fait le dixième de son cheminement ? Sabri Essid, les frères Clain, qu’avaient-ils fait à l’époque, à part ressasser leurs souvenirs de colonies de vacances à Artigat, chez un vieux réfugié politique des frères musulmans syriens, et rêver d’en découdre avec l’armée d’occupation américaine ? Tout ça pour se faire cueillir à la frontière Irako-Syrienne fin 2006, et prendre cinq ans de prison pour « association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste »… Les journalistes ressassent aujourd’hui les liens de cette « nébuleuse », comme l’alpha et l’oméga des réseaux terroristes français - « Le clan des Belphégor au Mirail », « la filière d’Artigat »… Or tout découle en réalité de l’affaire Merah, qui a rendu impossible leur vie en France et les a galvanisés.


Novembre 2015, la France découvre le nom de Fabien Clain…


Bilan (11 avril)

L’interaction entre Mohammed Merah et la DCRI, qui a suscité tant de rumeurs et de spéculations, est transparente dès qu’on l’aborde avec les outils de la cybernétique. Si à l’inverse on l’aborde par les modèles classiques d’explication causale, alors le faisceau d’indices apparaît toujours insuffisant. De fait, Me Dupont-Moretti ne s’y est pas risqué dans la défense d’Abdelkader Merah. Afin d’innocenter le frère aîné du tueur au scooter, le plus simple aurait été de démontrer le rôle actif (bien qu’involontaire) de la DCRI dans la radicalisation de Mohammed. Il n’a pas fait ce choix : sans doute craignait-il de passer pour un odieux « complotiste ».

[MàJ : Le 18 avril 2019, la Cour d’Appel a condamné Abdelkader Merah à 30 ans de réclusion pour complicité d’assassinat]

Mais tôt ou tard, en marge du mouvement des Gilets Jaunes, d’autres Français de confession musulmane découvriront ce que j’explique dans ce texte, et ils trouveront les mots pour dénoncer l’odieuse complicité oligarchique (entre Manuel Valls et Nicolas Sarkozy) dont relève toute cette affaire.

Ce que l’on veut cacher au Peuple aujourd’hui, à travers cette persécution judiciaire d’Abdelkader Merah qui s’éternise depuis sept ans, ce n’est pas simplement la responsabilité technique de la DCRI, que tout le monde suspecte un peu, ni la responsabilité politique de Nicolas Sarkozy, dans les entraves à l’enquête qui ont mené au drame de l’école juive. Tout cela, la société française en a conscience, confusément, même si elle mélange ces deux responsabilités qui sont de nature très différentes. Ce que l’on veut surtout (se) cacher, le tabou absolu, c’est que toute la vague d’attentats ultérieurs découle directement de l’affaire Merah, de sa gestion catastrophique par les élites intellectuelles françaises, qui étaient alors « cul et chemise » avec les socialistes. Et donc il faut qu’Abdelkader - dont les amis ont par la suite rejoint l’Irak et y sont morts - ait été l’instigateur de tout… Cela n’a juste aucun sens, et cela ne tiendra pas éternellement.

En fait de deux choses l’une : soit le mouvement des Gilets Jaunes parvient finalement à agréger vraiment des musulmans - ce qui n’est pas vraiment le cas actuellement, en tous cas pas là où je vis - et ils seront alors naturellement conduits à se saisir de cette affaire. Soit le mouvement des Gilets Jaunes échouera, et on va vers l’éclatement de la société française. Mais je suis optimiste. Les Gilets Jaunes sont un mouvement acéphale, fondé sur la confiance et la libre initiative : dès lors que cette cause est juste, nos camarades nous soutiendront. Aussi en vertu de cette phrase, dont on a oublié combien elle était scandaleuse à l’époque :

« Nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses… »
(Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, l’article X).




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