Il y a quelques jours, j’ai eu un échange de mails avec une amie qui hésite à se lancer dans une thèse d’anthropo. Elle a bien raison d’hésiter ! Voilà en gros ce que j’ai eu envie de lui dire, pour l’y encourager tout de même.
On a beaucoup reproché ces derniers temps la participation quasi-nulle des anthropologues à la mobilisation de « Sauvons la Recherche », et on fait le même constat sur la LRU. Il y a vraiment là de quoi se poser des questions… Alors allons-y, parce que si on réfléchit 5 minutes, il y a de quoi être ébahi de la manière dont certains, aujourd’hui, continuent consciencieusement à faire leur travail. On déplore, certes, le manque de moyens - surtout quand il s’agit d’employer les doctorants à l’œil sur ses projets quadriennaux… Mais globalement il s’agit surtout de ne toucher à rien, et de maintenir l’illusion dans cette vénérable institution, avec sa sacro-sainte entreprise de « Connaissance de l’Autre ». Pas étonnant que l’ambiance soit morose, dans cette discipline qui ne rêve plus que de la manne financière de Conseils Généraux véreux, avec leurs appels d’offre sur la « tolérance » et la « Méditerranée ».
Alors disons-le : la Connaissance de l’Autre, on s’en fout ! Moi je rêve d’une discipline spécialiste de la « Méconnaissance de l’Autre » ! Après tout, n’est-ce pas ce qu’elle a souvent été à son corps défendant, sous les grandes heures de l’Orientalisme, et ce qu’elle continue d’être dans des institutions comme l’IEP de Paris ?! Moi je voudrais une discipline où l’on nous explique à quel point c’est dur de connaître « l’Autre », ou même simplement son voisin ; à quel point on sue, à quel point on en chie, et ce qu’il faut de foi pour produire empiriquement une connaissance un tant soit peu sérieuse. Mais cela, ça ébranlerait trop les rapports en place, donc on est prié de croire que la bonne ethnographie se pratique comme la cueillette des champignons : le regard en alerte, mais en sifflotant. [Bon, j’ai trouvé une meilleure image depuis, ”comme enfiler un fil à coudre dans le chas d’une aiguille“… Cf autre post] Et ce, y compris dans des pays comme le Yémen, qui subissent le plus durement l’asservissement économique que produisent les rapports de force mondiaux, et que nos pays maintiennent militairement avec nos impôts. Jugez plutôt : mon gouvernement mène en ce moment-même des guerres dans lesquelles les « morts collatéraux » ne comptent pour rien, et moi, je viens de me refaire une dent au prix d’un an de salaire yéménite ! Suis-je bien sûr que mes interlocuteurs là-bas ne font pas le lien ? Après tout, pourquoi s’en priveraient-ils ? Par respect pour l’entreprise de « Connaissance de l’Autre » ?!? Il m’arrive parfois de regretter l’époque où l’on redoutait de voyager avec tant d’or dans la bouche…
« Conscience
politique » - comme nous le disent, sourcils froncés, les
militants de la LCR - ou peut-être simplement conscience de soi et du
monde : notre époque nous prive d’une conscience, nous livrant
corps et âme à un sentiment reptilien d’insécurité… (Je pense au genre
d’angoisse insaisissable qu’Ani Difranco évoque dans « Parameters »
- paroles ici). Cruelle ironie que
l’anthropologue lui-même soit déchu de sa lucidité, et par sa
propre discipline ! Dans ce contexte les anthropologues
rampent, comme tout le monde.
Moi je rêve d’institutions où l’on braille « Mississippi
Goddam » dans les couloirs ! ou au moins d’une
institution où l’on a conscience un minimum de la temporalité dans
laquelle on travaille. Je veux dire, s’émerveiller des merveilleuses
constructions formelles que l’on peut élaborer à partir de la
« pensée sauvage », on peut comprendre que ça ait été
à la mode dans le monde d’après 1945, où l’on croyait encore que l’ONU
allait garantir la paix dans le Monde. Mais que penser d’une
institution qui ronronne sur ce genre d’idéalisme béat dans le monde
des années 2000, face à la vague terrible qui s’annonce ? Pour
moi, le seul espoir que je peux nourrir dans mon travail est
celui-là : creuser des galeries dans les digues, dans l’espoir
qu’elles cèdent plus facilement le moment venu et que l’onde de choc
s’en trouve atténuée.
Nos institutions de recherche devraient être des lieux où l’on nous encourage à voyager encore, malgré tout, en s’exposant quelque part « De l’Autre Côté » (je pense au film de Chantal Akerman, vu vendredi dernier au Polygone Etoilé de Marseille), en s’efforçant sans relâche de se dessiller les paupières, d’aller au-delà des apparences, au prix d’années de travail. C’est cela que j’appelle « creuser des galeries », parce que ce travail-là est nécessairement solitaire. C’est nécessairement aussi un travail que l’on paie de son corps (du moins est-ce ce qui m’intéresse le plus dans l’anthropologie contemporaine - je pense à Emily Martin, avec ses « flexible bodies ») car c’est le plus sûr moyen de savoir quelque chose sur le monde, de court-circuiter les formes intermédiaires d’aveuglement collectif (je repense un peu à la LCR, parce que je viens de lire une tribune signée notamment par Luc Boltanski et Elisabeth Claverie ; sinon, je fais plus banalement référence aux « informateurs de service » que l’on rencontre toujours sur le terrain). Bref, un travail déjà suffisamment solitaire là-bas, et qui le serait moins au retour si nous savions invoquer quotidiennement l’esprit d’une Ani Difranco ou, en l’occurrence, d’une Nina Simone. Si l’on savait ne pas se faire avoir par le relooking politiquement correct, où il n’y a plus « des noirs et des Arabes » mais seulement de méchants musulmans et de gentils méditerranéens. Si l’on savait écouter autrement Nina Simone dans les soirées branchées, si « Alabama », « Tennessee » et « Mississippi » faisaient au moins résonner « Tora Bora », « Bagdad » et « Jérusalem »…
Do things gradually
But bring more tragedy
Why don’t you see it
Why don’t you feel it
I don’t know
I don’t know
Faire les choses graduellement // N’amène que des tragédies en plus // Pourquoi ne le voyez-vous pas? // Pourquoi ne le sentez-vous pas? // Je ne sais pas // Je ne sais pas
PS1. Pour suivre les paroles avec une bonne traduction en français, je renvoie à cette page du blog « l’histgeobox », qui vaut le détour (voir tout en bas).
PS2. A la base, je pensais intituler ce post « Jérusalem Goddam », mais j’ai derivé sur l’état de ma discipline chérie… Néanmoins j’aurais dû. L’Etat israélien a annoncé aujourd’hui la construction de 900 logements dans la partie palestinienne de Jérusalem. Et le journal « le Monde » précise : « à la veille d’une nouvelle rencontre entre Ehoud Olmert et Mahmoud Abbas »… Ah ah ah, la bonne blague ! Vous voyez comment même « le Monde » entretient la mascarade, avec ce pseudo-suspens auquel ne croient que ceux qui s’étouffent de dinde aux marrons… Ce foutu journal se demandera-t-il un jour pourquoi Mahmoud Abbas ne refusera jamais une invitation d’Ehoud Olmert ?
Allez, bonne nuit !
[Ajout du 26 février 2011]
« Pour moi, le seul espoir que je peux nourrir dans mon travail est celui-là : creuser des galeries dans les digues, dans l’espoir qu’elles cèdent plus facilement le moment venu et que l’onde de choc s’en trouve atténuée. »
Voilà, la digue cède, j'entre en scène. Comme beaucoup d'autres en ce moment à travers le monde. C'est fascinant tout de même ces phénomènes de transitions de phase.
Ces dernières années, je tenais beaucoup aussi à l'image du verre de Coca Cola : le 11 septembre, c'était le fond du verre tapé d'un coup sur la table de zinc. J'étais persuadé que je n'étais pas seul, petite bulle cheminant vers une direction inconnue, emportée par des forces qui la dépassent. Il arriverait bien un jour où nous arriverions tous à la surface, et alors ce serait un joyeux crépitement! Mais à vrai dire, je ne m'imaginais pas du tout les choses comme ça. Je pensais que le salut passerait par ma thèse : réussir à l'écrire ; la publier ; recevoir enfin des lettres d'anonymes de par le monde... Comment aurais-je pu imaginer que la surface de ce liquide se précipiterait sur moi un jour sans prévenir? Quel bonheur de se retrouver à l'air libre, comme ça d'un coup, sans l'avoir demandé! Alors je me demande si j'aurais un jour réussi à l'écrire, cette thèse, sans cette révolution. Dieu seul le sait... De Taez, en ce temps, il n'y avait rien à dire. Or il fallait bien avoir un « objet de recherche » (car sans objet de recherche, plus de recherche, et sans recherche, plus de Yémen...). Alors j'inventais de petits jeux pervers avec mes complices de longue date, dans le quartier du Hawdh al-Ashraf, grâce auxquels j'arrivais à intéresser l'académie...
Je laisse en ligne le contenu ci-dessous. Mais ces temps-ci ça se passe plutôt sur mon blog de Médiapart. Bienvenue dans le monde réel.