Anthroppolloggi Goddam !

Marseille, 1 juin 2008
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Il y a quelques jours, j’ai eu un échange de mails avec une amie qui hésite à se lancer dans une thèse d’anthropo. Elle a bien raison d’hésiter ! Voilà en gros ce que j’ai eu envie de lui dire, pour l’y encourager tout de même.

On a beaucoup reproché ces derniers temps la participation quasi-nulle des anthropologues à la mobilisation de « Sauvons la Recherche », et on fait le même constat sur la LRU. Il y a vraiment là de quoi se poser des questions… Alors allons-y, parce que si on réfléchit 5 minutes, il y a de quoi être ébahi de la manière dont certains, aujourd’hui, continuent consciencieusement à faire leur travail. On déplore, certes, le manque de moyens - surtout quand il s’agit d’employer les doctorants à l’œil sur ses projets quadriennaux… Mais globalement il s’agit surtout de ne toucher à rien, et de maintenir l’illusion dans cette vénérable institution, avec sa sacro-sainte entreprise de « Connaissance de l’Autre ». Pas étonnant que l’ambiance soit morose, dans cette discipline qui ne rêve plus que de la manne financière de Conseils Généraux véreux, avec leurs appels d’offre sur la « tolérance » et la « Méditerranée ».

Alors disons-le : la Connaissance de l’Autre, on s’en fout ! Moi je rêve d’une discipline spécialiste de la « Méconnaissance de l’Autre » ! Après tout, n’est-ce pas ce qu’elle a souvent été à son corps défendant, sous les grandes heures de l’Orientalisme, et ce qu’elle continue d’être dans des institutions comme l’IEP de Paris ?! Moi je voudrais une discipline où l’on nous explique à quel point c’est dur de connaître « l’Autre », ou même simplement son voisin ; à quel point on sue, à quel point on en chie, et ce qu’il faut de foi pour produire empiriquement une connaissance un tant soit peu sérieuse. Mais cela, ça ébranlerait trop les rapports en place, donc on est prié de croire que la bonne ethnographie se pratique comme la cueillette des champignons : le regard en alerte, mais en sifflotant. [Bon, j’ai trouvé une meilleure image depuis, ”comme enfiler un fil à coudre dans le chas d’une aiguille“… Cf autre post] Et ce, y compris dans des pays comme le Yémen, qui subissent le plus durement l’asservissement économique que produisent les rapports de force mondiaux, et que nos pays maintiennent militairement avec nos impôts. Jugez plutôt : mon gouvernement mène en ce moment-même des guerres dans lesquelles les « morts collatéraux » ne comptent pour rien, et moi, je viens de me refaire une dent au prix d’un an de salaire yéménite ! Suis-je bien sûr que mes interlocuteurs là-bas ne font pas le lien ? Après tout, pourquoi s’en priveraient-ils ? Par respect pour l’entreprise de « Connaissance de l’Autre » ?!? Il m’arrive parfois de regretter l’époque où l’on redoutait de voyager avec tant d’or dans la bouche…

« Conscience politique » - comme nous le disent, sourcils froncés, les militants de la LCR - ou peut-être simplement conscience de soi et du monde : notre époque nous prive d’une conscience, nous livrant corps et âme à un sentiment reptilien d’insécurité… (Je pense au genre d’angoisse insaisissable qu’Ani Difranco évoque dans « Parameters » - paroles ici). Cruelle ironie que l’anthropologue lui-même soit déchu de sa lucidité, et par sa propre discipline ! Dans ce contexte les anthropologues rampent, comme tout le monde.
Moi je rêve d’institutions où l’on braille « Mississippi Goddam » dans les couloirs ! ou au moins d’une institution où l’on a conscience un minimum de la temporalité dans laquelle on travaille. Je veux dire, s’émerveiller des merveilleuses constructions formelles que l’on peut élaborer à partir de la « pensée sauvage », on peut comprendre que ça ait été à la mode dans le monde d’après 1945, où l’on croyait encore que l’ONU allait garantir la paix dans le Monde. Mais que penser d’une institution qui ronronne sur ce genre d’idéalisme béat dans le monde des années 2000, face à la vague terrible qui s’annonce ? Pour moi, le seul espoir que je peux nourrir dans mon travail est celui-là : creuser des galeries dans les digues, dans l’espoir qu’elles cèdent plus facilement le moment venu et que l’onde de choc s’en trouve atténuée.

Affiche de l’autre côté

Nos institutions de recherche devraient être des lieux où l’on nous encourage à voyager encore, malgré tout, en s’exposant quelque part « De l’Autre Côté » (je pense au film de Chantal Akerman, vu vendredi dernier au Polygone Etoilé de Marseille), en s’efforçant sans relâche de se dessiller les paupières, d’aller au-delà des apparences, au prix d’années de travail. C’est cela que j’appelle « creuser des galeries », parce que ce travail-là est nécessairement solitaire. C’est nécessairement aussi un travail que l’on paie de son corps (du moins est-ce ce qui m’intéresse le plus dans l’anthropologie contemporaine - je pense à Emily Martin, avec ses « flexible bodies ») car c’est le plus sûr moyen de savoir quelque chose sur le monde, de court-circuiter les formes intermédiaires d’aveuglement collectif (je repense un peu à la LCR, parce que je viens de lire une tribune signée notamment par Luc Boltanski et Elisabeth Claverie ; sinon, je fais plus banalement référence aux « informateurs de service » que l’on rencontre toujours sur le terrain). Bref, un travail déjà suffisamment solitaire là-bas, et qui le serait moins au retour si nous savions invoquer quotidiennement l’esprit d’une Ani Difranco ou, en l’occurrence, d’une Nina Simone. Si l’on savait ne pas se faire avoir par le relooking politiquement correct, où il n’y a plus « des noirs et des Arabes » mais seulement de méchants musulmans et de gentils méditerranéens. Si l’on savait écouter autrement Nina Simone dans les soirées branchées, si « Alabama », « Tennessee » et « Mississippi » faisaient au moins résonner « Tora Bora », « Bagdad » et « Jérusalem »…

Do things gradually
But bring more tragedy
Why don’t you see it
Why don’t you feel it
I don’t know
I don’t know

Faire les choses graduellement // N’amène que des tragédies en plus // Pourquoi ne le voyez-vous pas? // Pourquoi ne le sentez-vous pas? // Je ne sais pas // Je ne sais pas

 PS1. Pour suivre les paroles avec une bonne traduction en français, je renvoie à cette page du blog « l’histgeobox », qui vaut le détour (voir tout en bas).

PS2. A la base, je pensais intituler ce post « Jérusalem Goddam », mais j’ai derivé sur l’état de ma discipline chérie… Néanmoins j’aurais dû. L’Etat israélien a annoncé aujourd’hui la construction de 900 logements dans la partie palestinienne de Jérusalem. Et le journal « le Monde » précise : « à la veille d’une nouvelle rencontre entre Ehoud Olmert et Mahmoud Abbas »… Ah ah ah, la bonne blague ! Vous voyez comment même « le Monde » entretient la mascarade, avec ce pseudo-suspens auquel ne croient que ceux qui s’étouffent de dinde aux marrons… Ce foutu journal se demandera-t-il un jour pourquoi Mahmoud Abbas ne refusera jamais une invitation d’Ehoud Olmert ?

Allez, bonne nuit !


[Ajout du 26 février 2011]

Antony, le 26 février 2011
Il y a quelques années, j'ai poussé un coup de gueule sur mon AniBlog musical, à partir de la chanson de Nina Simone Mississippi Goddam. Mon coup de gueule s'est perdu dans l'abîme d'un cyberespace interstellaire. C'est ma faute, j'aurais dû être sur FaceBook! On aurait fait la révolution depuis longtemps, pas vrai?! Quoi qu'il en soit, j'avais écrit ce jour-là :
« Pour moi, le seul espoir que je peux nourrir dans mon travail est celui-là : creuser des galeries dans les digues, dans l’espoir qu’elles cèdent plus facilement le moment venu et que l’onde de choc s’en trouve atténuée. »
Voilà, la digue cède, j'entre en scène. Comme beaucoup d'autres en ce moment à travers le monde. C'est fascinant tout de même ces phénomènes de transitions de phase.
Ces dernières années, je tenais beaucoup aussi à l'image du verre de Coca Cola : le 11 septembre, c'était le fond du verre tapé d'un coup sur la table de zinc. J'étais persuadé que je n'étais pas seul, petite bulle cheminant vers une direction inconnue, emportée par des forces qui la dépassent. Il arriverait bien un jour où nous arriverions tous à la surface, et alors ce serait un joyeux crépitement! Mais à vrai dire, je ne m'imaginais pas du tout les choses comme ça. Je pensais que le salut passerait par ma thèse : réussir à l'écrire ; la publier ; recevoir enfin des lettres d'anonymes de par le monde... Comment aurais-je pu imaginer que la surface de ce liquide se précipiterait sur moi un jour sans prévenir? Quel bonheur de se retrouver à l'air libre, comme ça d'un coup, sans l'avoir demandé! Alors je me demande si j'aurais un jour réussi à l'écrire, cette thèse, sans cette révolution. Dieu seul le sait... De Taez, en ce temps, il n'y avait rien à dire. Or il fallait bien avoir un « objet de recherche » (car sans objet de recherche, plus de recherche, et sans recherche, plus de Yémen...). Alors j'inventais de petits jeux pervers avec mes complices de longue date, dans le quartier du Hawdh al-Ashraf, grâce auxquels j'arrivais à intéresser l'académie...

Je laisse en ligne le contenu ci-dessous. Mais ces temps-ci ça se passe plutôt sur mon blog de Médiapart. Bienvenue dans le monde réel.


[suite] Le chas de l’aiguille

11 juin 2008
Classé dans : Non classé — Tags:, , — admin @ 0:16

Dans mon post de la semaine dernière, à l’écoute de Nina Simone, je m’énervais contre la vision pompeuse et finalement insipide de l’ethnographie qui domine dans le monde académique. Or y’a un passage en particulier qui est mauvais, c’est quand je dis que « on est prié de croire que la bonne ethnographie se pratique comme la cueillette des champignons ». L’image n’est pas bonne, c’est pas ça. En plus ça m’embête, parce que je voudrais pas passer pour un excité cheveux-au-vent, partisan de l’action pour l’action, ou pire encore pour un sale post-moderne…
Et puis voilà que ce soir je travaille à ma thèse, à essayer de poser une fois pour toutes la manière dont j’ai travaillé sur le terrain, et voilà qu’il me vient cette image du « chas de l’aiguille »….
Donc on reprend : on est prié de croire que l’ethnographie se pratique…

… comme un travail minutieux que l’on fait du bout des doigts, genre passer un fil à coudre dans le chas d’une aiguille… Sauf que l’ethnographie ne se fait pas du bout des doigts : c’est sa propre personne, corps et âme, qu’il faut faire passer dans le chas d’une aiguille ! Que de fois on se croit tiré d’affaire, parce qu’on a fait passer un bras, ou une jambe… alors que le plus souvent c’est la tête qui s’obstine à rester coincée !

Aaaah, maintenant je l’aime bien cette métaphore ! Je tapote sur google-image si jamais je trouverais pas une jolie caricature, avec un personnage coincé le cou dans le chas d’une aiguille…
Bon, non, internet n’a pas ça en magasin, juste des images d’aiguilles :

chas d’une aiguille

… des images de falaises :

calanques

… et puis ça :

coran sourate al-a’raf

Sourate 7, verset 40

Ben oui, parce qu’il est dit dans la septième sourate du coran, au quarantième verset :

Sûrement, ceux qui rejettent nos révélations et sont trop arrogant pour les adopter, les portes du ciel ne s’ouvriront jamais pour eux, ils n’entreront pas non plus au Paradis à moins qu’un chameau ne passe le chas d’une aiguille. Ainsi rétribuerons-nous les coupables. (7:40)

L’image du texte arabe est tirée du site www.submission.org, qui ajoute :
“Ainsi, il s’avère que c’est UNE IMPOSSIBILITE PHYSIQUE pour ceux qui refusent de croire Dieu d’accéder au Paradis.”
Bon, on n’est pas forcément d’accord sur le caractère physique de l’impossibilité… C’est toujours cette manière horripilante qu’ont les « barbus » de courir eux-aussi après le scientisme ambiant, à coup de re-formulations grandiloquentes au raz des pâquerettes.
Après plus de 12 ans de recherche informatisée (sic) sur le Coran, une PREUVE PHYSIQUE a été découverte prouvant d’une façon incontestable que le Coran est la parole infaillible de Dieu.”
Voilà qui n’a pour effet que de prêcher les convertis - pire encore : les plus bêtes parmi les convertis -, et finalement de réserver la religion aux anciens dealers ravagés par le hashish et aux informaticiens psychorigides… On a envie de leur dire de laisser parler le texte, et de parler en leur propre nom, chacun s’en portera mieux.

- voilà pour ma requête spéciale auprès du site www.submission.org.
Merci d’avance! -

En même temps, reconnaissons-leur d’avoir mis en ligne ces extraits du Coran, et d’avoir ainsi rendu possible, moyennant la gracieuse courtesy of Google-image, cette heureuse convergence ! Ca sert pour des gens comme moi, rejetons dégénérés de soixante-huitards idéalistes à qui Google sert de culture classique. Bref, j’ai quand-même trouvé cette image et j’ai dit : Tiens tiens…

le mur à Abu Dis
(allez voir ma photo prise en 2002 au même endroit)

Warschawski confie son admiration et son étonnement de vieux trotskiste sur cette nouvelle forme de militantisme qui délaisse l’idéologie et travaille à l’intuition, presque au corps à corps… Eux aussi, à leur manière, passent le trou du chat dans l’aiguille…
Bon, il est tard.
Voilà, ça m’a fait penser à tout ça. Maintenant

GRAND JEU CONCOURS :

Toi aussi, raconte ce à quoi ça t’as fait penser, ce chas dans l’aiguille  !
Est-que vous pensez qu’on est dans l’année du chameau?
(… j’en ai raz le bol de parler tout seul sur ce blog… Faites-moi au moins des coucous !)

PS : Quand je dis qu’il faut passer dans le chas d’une aiguille « Corps et âme », c’est aussi le nom d’un bouquin de Loïc Wacquant, très important pour l’ethnographie… C’est marrant, néanmoins, que je parle du problème de la tête qui reste coincée : pas plus tard que la semaine dernière, je discutais du bouquin avec X, une amie (préservons l’anonymat !), qui suggérait que c’est à peu près ce qui est arrivé à Wacquant !

Loic BoxeLoic sourit

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