Un fil d'Ariane ethnographique. Homosexualité et réflexivité d'enquête au Yémen

Vincent Planel
Publié dans la revue Tumultes 2013/2 (n° 41) : "Dire les homosexualités d’une rive à l’autre de la Méditerranée" (pages 71 à 84).

(reproduit ici pour que les Yéménites puissent utiliser google translate, bloqué par le site de Tumultes…).

Contexte de l’intervention

Vers la fin de l’été 2010, je reçois une invitation à participer à une journée d’étude organisée par Sonia Dayan-Herzbrun et Tassadit Yacine sur le thème : « Dire les homosexualités en Afrique du Nord, au Proche et Moyen-Orient et en diasporas », qui aura lieu à l’EHESS les 17 et 18 novembre 2010. À cette époque, la nouvelle de ma « radicalisation » sur le plan théorique n’a pas encore fait son chemin : je suis encore connu comme « celui qui travaille sur l’homosexualité au Yémen ». Je sais donc que cette invitation relève partiellement d’un malentendu, mais cela m’intéresse tout de même d’y répondre. Le colloque recevra essentiellement un public militant, mais justement, cela m’intéresse de négocier cette intervention, dans la franchise et le respect réciproque. Aussi, je commence à sentir que les occasions de m’exprimer dans le monde académique ne se présenteront pas éternellement. Dans mes laboratoires de rattachement, à Paris ou à Aix, mon cas produit déjà une certaine perplexité, qui se propage jusqu’aux doctorants. Mon caractère a priori sociable se retourne contre moi : on s’inquiète, la rumeur enfle, je le sens dans le comportement de mes camarades à la machine à café. De fait, le problème de ma thèse reste insoluble sur le fond, et cela n’ira pas en s’arrangeant.

En juillet 2010 je repars à Taez, où le frère de Ziad m’a construit une pièce indépendante à l’étage de la maison familiale, censée être mon pied à terre à Taez. Je m’étais pourtant juré de ne pas revenir y habiter avant d’avoir terminé ma thèse, pour ne plus rien faire peser sur eux. Mais après une année à me battre contre les moulins académiques, je me dis un peu stupidement que j’ai droit à des vacances.

Au cours de l’automne, j’explique à Sonia Dayan-Herzbrun que je réside dorénavant au Yémen, et elle accepte généreusement de me payer le billet d’avion : un aller-retour pour Paris, depuis Sanaa. Mais quelques jours avant mon départ pour le colloque, je provoque le frère de Ziad dans un ultime bras de fer. La dispute étant particulièrement violente, je quitte Taez dans la précipitation trois jours avant mon vol, dès le 10 novembre 2010. Je n’y suis pas retourné depuis.

* * *

Je travaille dans la ville yéménite de Taez, et je suis en début de rédaction d’une thèse qui s’intéresse notamment au rôle de la vulgarité et des boutades homoérotiques dans la sociabilité masculine urbaine. En termes d’expérience ethnographique, j’ai acquis le vocabulaire des insultes et des boutades, et j’ai appris à le manier de manière adéquate en fonction des situations sociales, un peu comme on apprend un sport de combat [1] : « Ya ‘ash’ûsh ! Ya Kabsh ! Ya harîsh... » « Alors ma biche ! Mon chou ! » « Ah toi, si tu étais une fille... ».

Mais présentée comme cela, abruptement, cette démarche prête à des malentendus que j’ai eu beaucoup de mal à clarifier au cours de mon travail — c’est la raison pour laquelle je suis déjà en sixième année de thèse. Dans cette communication, je voudrais plutôt restituer l’arrière-plan de ma démarche, tel qu’il m’est possible de le présenter seulement aujourd’hui, avec la distance rétrospective. Je commencerai par planter le décor sociohistorique, pour ensuite évoquer mes expériences de maîtrise et de DEA, qui expliquent la manière dont j’ai ensuite abordé le problème de l’homoérotisme.

Une problématique sociohistorique : les chefs charismatiques dans la mémoire locale

Taez est une ville de près d’un million d’habitants, au cœur d’une région d’altitude moyenne connue sous le nom de Bas Yémen, la plus densément peuplée du pays. La ville est située à 1400 mètres d’altitude, à mi-chemin entre Aden et Sanaa, c’est-à-dire à l’interface entre les Hauts-Plateaux tribaux reculés et le brassage des côtes. La ville est donc marquée par des influences contradictoires, entre tribalisme et modernité. Toutes les dynasties qui se sont succédé sur les Hauts-Plateaux prélevaient l’impôt sur les riches terres agricoles du Bas Yémen [2]. En outre, Taez a été la dernière capitale de l’imamat zaydite à partir de 1948 et jusqu’à la révolution de 1962. La ville est donc marquée par le pouvoir de l’imam, et en particulier par l’installation des soldats de sa garde, issus des tribus du Nord : ce sont ces derniers qui ont fondé, à l’extérieur des murs, les premiers quartiers de la ville moderne. À Taez, le pouvoir se met en scène sur un lexique tribal. Mais la ville a également subi l’influence des côtes : les campagnes de Taez ont accompagné le développement économique du port d’Aden, où elles ont fait l’expérience du prolétariat, de l’éducation moderne, et ont émigré vers l’ensemble du monde. Après la révolution au Yémen du Nord et l’avènement du socialisme au Sud, bon nombre d’entrepreneurs ont rapatrié leurs activités sur Taez [3]. C’est donc une ville qui se vit aussi comme l’avant-garde de la modernité au Yémen. Taez a longtemps été la capitale industrielle et commerciale de la jeune république, avant de perdre de son dynamisme dans les années 1990 [4].

L’histoire que je vous présente s’inscrit dans cette tension entre une tradition citadine de tribalisme et une citadinité « moderne ». Le quartier où je mène mes enquêtes s’est constitué autour de la révolution de 1962, qui mit fin au régime conservateur des imams, et il est donc à cheval entre ces deux héritages. Or dans la mémoire de ce quartier, on distingue un moment particulier qui est celui des années 1980 et 1990, comme la grande époque des bandes et des chefs charismatiques. Cela correspond au moment où les premiers jeunes citadins nés en ville arrivent à l’âge adulte. On a alors une jeune société masculine structurée autour de personnalités marquantes, qui s’imposent comme médiateurs dans la vie locale. Ils sont capables de mobiliser l’ensemble des jeunes du quartier, par exemple pour défendre l’honneur de l’un des leurs, humilié à l’école par des jeunes d’un autre quartier. La mémoire collective retient une série de noms, par générations successives : Abdallah Othman le premier, ensuite Nabil et Galal qui l’ont imité, ensuite Ziad et Khaled… À l’échelle d’un petit quartier, on a une dizaine de figures marquantes, qui appartiennent aux générations qui ont eu 20 ans au cours des années 1990.

Dans cette période, ces figures jouent leur rôle dans le contrôle social en articulation avec la notabilité locale, et accèdent souvent à des positions sociales valorisées : par exemple au poste de directeur de l’inspection des souks ou dans d’autres services municipaux. Dans les années 2000 ce phénomène a disparu. Ces personnalités sont devenues des figures repoussoirs : elles n’accèdent plus à des positions valorisées et deviennent des personnages marginaux et ensauvagés. Par exemple des conducteurs de moto, éventuellement des vendeurs de qat. Un certain nombre d’entre elles développent des pathologies mentales.

Le personnage central de mon enquête s’inscrit tout à fait dans ce schéma. Ziad est né en 1978, et il appartient à la dernière génération de figures charismatiques. Il était bon à l’école et il est entré à l’université, mais il a toujours étudié dans une pièce indépendante et ouverte sur la rue, depuis laquelle il suivait ce qui se passait dans le quartier et pouvait intervenir à tout moment. Même à l’époque de ses études à l’université, il lui arrivait d’intervenir et d’imposer sa loi par la force. Cette pièce était fréquentée par des amis étudiants, ainsi que par de jeunes voisins qui venaient se faire aider pour leurs devoirs. Ziad était un « grand-frère », qu’on désignait comme « al-Za’îm Ziad » (le Leader Ziad) [5]. Mais par la suite, sa santé mentale s’est progressivement dégradée. En 2007 il a été diagnostiqué comme schizophrène, interné, et il a reçu un traitement aux électrochocs qui n’a évidemment rien réglé. Aujourd’hui dans le quartier, Ziad est le type en bas dans la rue, sur le trottoir, de nuit comme de jour, qu’on entend hurler et qui réclame un peu de qat et un peu d’argent à chaque voisin qui passe. On l’appelle toujours « le Lion », avec affection, mais en même temps les voisins se plaignent, et sa famille ne sait que faire de lui. Au cours des trois années qui viennent de s’écouler, Ziad a passé deux tiers du temps dans la prison centrale, qui en l’occurrence fait office d’asile psychiatrique.

Le cas de Ziad n’est pas isolé, et il est emblématique de la fin d’une époque. Il témoigne d’une transition dans le fonctionnement de l’espace urbain. L’entité du quartier tend à se désagréger, notamment à cause des difficultés économiques, qui limitent la solidarité et les visites des femmes entres elles. On n’a plus ces figures de médiateurs, de gens qui s’intéressent à tout ce qui se passe, qui se sentent responsables et qui interviennent. La démission est la règle plutôt que l’exception, et les conflits sont de plus en plus fréquemment réglés par l’intervention de la police. La dernière génération de la jeunesse citadine est généralement perçue comme une génération « molle » (rakhawât). Sa sociabilité est principalement orientée vers la consommation : consommation de qat et de cigarettes, de films indiens et d’internet. C’est une sociabilité qui s’articule beaucoup moins autour d’un esprit de corps.

Or quelque chose d’important pour ce qui nous intéresse ici est la manière dont, à un moment historique donné, cette transition s’est exprimée dans la violence sexuelle. Il s’agit de la période des années 1990, qui correspond à « l’agonie » de ce régime de contrôle social par des figures charismatiques. Dans la mémoire du quartier, on s’en souvient comme d’une période où les viols, les abus sexuels des aînés sur les cadets étaient extrêmement fréquents. Cette violence s’est par la suite atténuée, et j’ai aujourd’hui des raisons de penser que les passages à l’acte sexuel sont beaucoup plus rares [6].

J’en viens ici à mon implication ethnographique. Je vous ai parlé d’une transition ayant eu lieu dans les années 1990 ; je suis pour ma part arrivé pour la première fois à Taez en 2003, à un moment où la mémoire de cette période était encore vive. Or ce qui s’est passé pour moi, c’est que j’ai rencontré Ziad avant qu’il ne soit fou. Je me suis très bien entendu avec lui et il est devenu le centre de ma socialisation, sans que j’aie une idée claire de l’histoire du personnage, ni de l’arrière-plan sociologique. Lorsque j’ai rencontré Ziad, il venait d’obtenir son diplôme en comptabilité à l’université de Taez. Il était sorti premier de très loin de sa promotion, en obtenant des notes de 100% dans plusieurs matières. En fait Ziad était aussi un « petit génie des mathématiques », un phénomène remarqué par ses professeurs [7]. Il se trouve qu’à l’origine, ma formation est la physique et les mathématiques : j’ai fait une prépa, suis entré à l’École normale en physique et me suis reconverti assez tardivement à l’anthropologie. Autant dire que j’aurais aussi bien pu rencontrer Ziad en classe prépa : les premiers jours, en dépit de mon faible niveau d’arabe, nous avions des conversations interminables de « matheux refaisant le monde ». Une rencontre assez improbable, dont la logique échappait complètement aux observateurs extérieurs.

En termes « d’entrée sur le terrain », comme on dit en ethnographie, c’est très particulier. Je vous ai parlé de la pièce ouverte sur la rue où Ziad étudiait. Il y dormait également, isolé de la rue par une simple couverture tendue en travers de la porte. Évidemment, le fait qu’il n’aie pas peur de dormir dehors était la marque de sa force et de son autorité : en tant que « roi de la jungle », il pouvait dormir sur ses deux oreilles. J’ai dormi moi aussi dans cette pièce, et je suis devenu implicitement « celui qui a dormi dans la caverne du lion ». Beaucoup de gens imaginaient que Ziad m’avait dominé sexuellement. Mais dans le contexte de sa sortie brillante de l’université, la dimension « sombre » du personnage était mise en sourdine. C’était un tabou qui jetait sur lui comme une ombre. En tous cas j’ai été complètement fasciné par cette personnalité, et c’est ainsi que mon enquête a commencé.

2003

Quelques semaines après ma rencontre avec Ziad, la situation a dégénéré. Je n’étais pas tout à fait à l’aise à ses côtés : j’étais troublé par son comportement dans certains lieux publics, par ses brusques changements d’humeur ou son refus de rencontrer certaines personnes. Ce n’est qu’aujourd’hui que je peux comprendre son comportement d’alors, sans invoquer la pathologie mentale qui allait se déclarer plusieurs années après. En fait Ziad n’était pas en position d’assumer ma présence à ses côtés : j’étais une « proie » beaucoup trop grosse pour lui [8]. Mais je n’avais pas à l’époque ce recul, et c’était pour moi une situation très pesante parce qu’elle suscitait en moi des questions intimes fondamentales : certes, j’avais cette relation de confiance avec Ziad, mais je le suivais néanmoins quasi aveuglément en dépit des conseils pressants de mes autres interlocuteurs : « Laisse-le tomber !… C’est pas quelqu’un de bien !… Méfie-toi ! Il est bizarre… », etc. Dès le départ s’est donc posée la question de la manière dont je pourrais justifier, voire simplement qualifier ma relation à Ziad : est-ce de l’amour ? Est-ce de l’attirance sexuelle ? Est-ce de la fascination ? De plus, Ziad était à l’époque très pratiquant, et il se montrait à moi particulièrement rigoureux dans sa religion, si bien que j’avais des phases de panique, craignant d’être « ensorcelé par un islamiste[9] ». Pour me rassurer, j’aurais eu besoin de confronter Ziad à un maximum d’autres interlocuteurs, mais précisément il refusait ces confrontations. Ziad s’était replié sur son quartier et il s’arrangeait pour rester en terrain connu, en présence de personnes familières.

Comme je lui reprochais souvent de ne pas me respecter, Ziad s’est débrouillé pour que ma plainte soit entendue par les autres jeunes du quartier. Rapidement elle a donné lieu à des délibérations au sein de la pièce — toujours présidées par Ziad — sur la définition du respect, sur la domination et sur la question de savoir si Ziad était un leader juste ou tyrannique… Finalement mon malaise ne s’est dissipé qu’à partir du moment où je me suis opposé à lui au sein de son univers. Cette situation est même devenue particulièrement passionnante : j’avais en face de moi des jeunes qui délibéraient, qui élaboraient sur des notions fondamentales. Pour mon enquête de maîtrise, c’était une aubaine ! Seulement c’était une situation éminemment instable, et qui n’a pas tardé à dégénérer [10]. Car même s’il maintenait avec moi une certaine complicité, Ziad faisait en sorte de me mettre dans une position ambiguë, de faire-valoir mais aussi de rival aux yeux des autres jeunes du quartier.

Un parallèle s’impose avec l’histoire de la relation passionnelle entre le Calife Haroun al-Rashid et son ministre Ja’far, d’origine persane, qui finit par l’exécution de Ja’far. Cette histoire est connue pour qui a lu l’ouvrage de Jocelyne Dakhlia L’empire des passions[11], qui traite de son importance pour la culture politique arabe pré-moderne. Ce que je vivais était exactement cela : Ziad était le calife et moi le ministre venu de l’étranger, et l’on dissertait pour savoir lequel des deux était sous l’emprise du second. Il y a eu des rebondissements successifs : Ziad m’a chassé du quartier ; les jeunes ont pris parti pour moi ; Ziad s’en est pris à eux… Finalement Ziad est revenu vers moi, et il a remarqué avec malice : « Quand Ziad aime Mansour, le peuple déteste Mansour ; quand Ziad déteste Mansour, le peuple adore Mansour… Tu trouves ça logique, toi ? » Autant dire que Ziad restaurait la complicité par ce qu’on appelle un passage en méta, ou si l’on préfère par un « pas-de-côté », en m’invitant à contempler avec lui les paradoxes de l’histoire.

Cette anecdote exprime bien le rapport entre mon enquête et la schizophrénie de Ziad : il y a Ziad l’indigène, celui qui défend sa position sociale et qui me persécute, et il y a Ziad l’interlocuteur, celui qui n’a jamais renoncé à s’entendre avec moi. Du coup, j’ai souvent le sentiment que toute mon enquête n’a jamais été que la poursuite d’un dialogue tacite avec Ziad, par société interposée.

2006

Trois ans plus tard, je suis revenu à Taez pour mon troisième terrain, le premier dans le cadre de ma thèse. Je venais de lire L’empire des passions, sur les questions d’homoérotisme, et j’étais bien décidé à « prendre le taureau par les cornes » [12]. À mon retour, Ziad était vraiment fou, pour la première fois. Il avait le visage creusé, les yeux exorbités et la voix cassée à force de hurler sur les rares personnes qui mettaient encore leur nez dans sa pièce. En même temps pour moi, maintenant qu’il avait renoncé à ses prétentions, il était tellement plus drôle et tellement moins rigide que c’était un plaisir d’être à ses côtés. J’ai passé trois semaines avec lui, au cours desquelles son état s’est nettement amélioré, comme si ma présence lui permettait d’exister.

À cette période, Ziad se promenait dans le quartier en maillot de corps, en déclamant des formules énigmatiques : « Ishhat al-shâhit! Imhat al-mâhit » quelque chose comme « Allez, il faut durcir le dur ! Il faut ramollir le mou ! », ainsi que d’autres formules, à l’obscénité à peine voilée. Ce n’était pas uniquement en ma présence qu’il les prononçait, mais dans le contexte de ma présence, leur signification me semble aujourd’hui évidente. C’était un commentaire sur moi destiné à son entourage yéménite, mais c’était aussi, indissociablement, un commentaire sur la société qui m’était destiné, dans le cadre de notre dialogue tacite. D’un côté, il prenait acte devant son entourage des soupçons à mon égard ; de l’autre, il dénonçait avec sarcasme la corruption morale de la sociabilité citadine, la démission généralisée des hommes. Ce genre de message croisé est typique de la communication des schizophrènes [13] : un énoncé paradoxal, un contexte d’élocution non identifié, mais qui constitue néanmoins un commentaire global sur une situation en elle-même paradoxale. Pour Ziad, le paradoxe est que dans notre histoire, des Yéménites ou des Occidentaux, on ne sait plus très bien qui sont les « enculés » (al-makhânîth en dialecte). Il y a là une question existentielle pour Ziad, et c’est aussi quelque part le centre de mon interrogation [14].

Là encore, cette situation aux côtés de Ziad était intenable : nous avons fini par nous disputer, et j’ai enfin pris mon envol pour ma thèse, en prenant pour objet la dimension homoérotique du comportement dans l’espace ouvert du carrefour. Cette fois, le roi Ziad était dépourvu de sa cour, et il n’y avait personne pour mettre à nouveau en scène le même drame passionnel. C’est alors que j’ai trouvé refuge dans la sociabilité chaleureuse des commerçants, qui étaient trop heureux de m’apprendre leurs boutades graveleuses « pour que je me défende contre ces voyous » du quartier voisin. Mais même dans cette posture de défiance à l’égard de Ziad, un lien entre nous restait à l’œuvre : en maniant les expressions vulgaires, à mon tour, j’alimentais notre dialogue tacite par société interposée. Il y avait là un élément indispensable : si je n’avais pas eu derrière moi l’histoire avec Ziad, je n’aurais jamais eu l’audace de travailler sur l’homoérotisme, et jamais la société locale n’aurait accepté cela d’un chercheur occidental. Mais cette intrication était difficile à assumer, non seulement moralement mais aussi académiquement.

Autant dire que si l’histoire s’arrêtait là, je ne serais pas capable aujourd’hui de la raconter. Je ne serais pas capable d’en restituer le caractère organique, de rendre compte ainsi que je le fais ici de l’intrication profonde entre une problématique sociohistorique, mon travail d’enquête, et la pathologie mentale d’un informateur particulier. Cela ne me plaisait pas d’entendre mes alliés commerçants parler de Ziad comme d’un « voyou », mais en fait je n’étais pas vraiment capable de dire autre chose en termes sociologiques. Je n’en étais pas capable, parce que je n’avais pas une perspective « holistique » du problème. Et aussi parce qu’en dépit de tout ce que je peux dire de ma complicité avec Ziad, notre relation maître-disciple prenait la forme d’un rapport de persécution dont je n’arrivais pas à sortir. Car Ziad, lui, me confrontait à ma sexualité.

L’année suivante, en août 2007, j’étais de retour pour mon terrain, après un an d’absence. Entre-temps, Ziad avait connu une phase de religiosité radicale, une forme de mysticisme marginal. Puis il y avait eu des bouleversements familiaux, avec le décès de son frère aîné. Son état psychique s’était encore dégradé, et c’est dans cette période qu’il a été interné par sa famille. J’avais eu vent de ces évolutions, j’avais peur, et j’étais fermement décidé à ne plus le fréquenter. Seulement Ziad a pris les devants : le soir de mon arrivée, il a mis le feu à la maison familiale. Il n’y a eu heureusement que des dégâts matériels, mais Ziad a disparu en prison. Ce passage à l’acte, c’était encore une fois de la communication de schizophrène : c’était un reproche envers sa famille, bien entendu, mais c’était aussi un message qui m’était destiné.

Cet incident a coïncidé pour moi avec une remise en question générale de ma démarche d’enquête et de ma posture sur le terrain, bien au-delà de ma relation avec Ziad. Quelque temps après, je me suis converti à l’islam, et mon positionnement dans la société yéménite en a bien sûr été transformé. Par la suite, j’ai pu m’élever progressivement vers une perception globale de cette histoire, de son caractère organique. J’ai surtout retrouvé la mémoire de mes propres prises de position en contexte, et je peux maintenant raconter cette histoire.

Pour conclure et résumer, je voudrais revenir sur l’image de celui qui a « dormi dans la caverne du lion ». Je crois que toute mon enquête est là : je travaille dans le champ d’influence d’une autorité qui n’existe plus, une autorité évanescente, que j’ai pourtant besoin de ressusciter pour que mon analyse ait un sens. J’en ai besoin aussi pour accéder à une identité sociale stable, notamment en vue d’autres enquêtes. Au fond, j’ai été pris en otage par l’histoire de Ziad. Dès lors, il s’agissait de ne pas subir passivement ce stigmate de celui qui a « dormi dans la caverne du lion », mais au contraire de l’exploiter et de lui donner sens localement, en l’étoffant toujours par des prises de position préservant l’ambiguïté. Finalement ce cheminement a consisté en des manières de « dire l’homosexualité », malgré tout. Ou peut-être, à travers ces mots, d’exprimer encore autre chose, quelque chose comme une dignité. De manière à construire, dans l’interaction avec ce quartier, l’avenir d’une histoire qui n’a pas dit son dernier mot.

Épilogue 2013

J’ouvrais cette communication il y a trois ans en évoquant un malentendu sur ma démarche. Mais finalement, par une sorte de pudeur, je n’en expliquais pas vraiment la teneur. J’aimerais ici expliquer pourquoi.

Pour moi, « l’homoérotisme » n’est pas un concept opératoire des sciences du comportement, seulement un outil réflexif temporaire pour sonder les non-dits d’une situation particulière de blocage ethnographique [15]. À un certain stade de mon engagement de terrain, j’ai accepté d’être déstabilisé à titre personnel [16], en ouvrant tacitement la question de ma propre homosexualité : « Suis-je homosexuel… et est-ce la raison pour laquelle je suis attiré par la société masculine yéménite ? ». Plutôt que de me poser cette question dans l’absolu, je prenais le parti de la renvoyer à mes interlocuteurs, les mettant en quelque sorte au défi d’y répondre. C’est à ce titre, et à ce titre seulement, que je mobilisais les travaux sur « l’homoérotisme arabo-musulman », qui était devenu dans les années 2000 une problématique historiographique légitime [17]. Cette forme d’engagement ethnographique s’était imposée à moi instinctivement, pour défendre ma dignité dans une histoire dont je ne saisissais pas à l’époque les tenants et les aboutissants. Mais les éléments de réponse apportés jusque-là ne l’expliquent pas totalement.

Au fond, cette communication du 18 novembre 2010 témoigne en elle-même d’un positionnement ethnographique sous les dernières heures des régimes autoritaires arabes. À cette date, mon enquête continuait d’aggraver la folie de Ziad, et mes rapports avec sa famille étaient très compliqués. En fait rien n’était réglé, mais cela semblait inéluctable et il fallait tout de même passer à l’écriture. Mon enquête à elle seule ne pouvait arracher les Yéménites à leur condition politique : il fallait me résoudre à ce « déni de contemporanéité », inhérent aussi de toute façon au discours anthropologique [18]. Tout au plus le thème de « l’homoérotisme » permettait-il de mettre en tension cette situation en jouant sur un malentendu, perpétuellement clarifié et perpétuellement reconduit, car en fait fondamentalement insoluble. Ainsi, je m’étais installé depuis 2006 dans une dépendance discursive à l’égard du thème de l’homosexualité, à la fois sur le terrain et dans le monde académique. À cet égard, ma conversion à l’islam en 2007 n’avait pas pu totalement changer la donne. La question de l’homosexualité avait beau être close pour moi depuis longtemps sur un plan personnel, je n’étais pas prêt pour autant à renoncer, dans l’espace public, à la tenir pour envisageable. Car c’est cette posture qui m’avait permis d’explorer en détail les ambiguïtés de cette situation sociale, de localiser et spécifier la honte, peu à peu. Cette réflexion sur l’homosexualité était la passerelle qui m’avait mené jusqu’à l’islam, mais je ne pouvais encore l’abandonner totalement. Au Yémen dans le quartier de Ziad, la société locale avait beau prendre acte de ma conversion, elle n’était pas prête à relire l’histoire dont elle avait été témoin dans les termes de la morale religieuse : il fallait que cette histoire reste une histoire sale. De même en France dans le milieu académique : le thème de l’homosexualité était indissociable du contrat tacite qui me liait à mes principaux interlocuteurs, et si je prétendais en tirer des leçons épistémologiques valant pour les sciences sociales en général, j’étais invariablement confronté à un mur de scepticisme. La réalité transnationale des « régimes arabes » se manifestait par des rapports de force que je ne parvenais pas à transcender, et qui me maintenaient malgré moi dans cette dépendance discursive.

Quelques semaines après cette communication, l’irruption du Printemps arabe bouleversa la donne, et il me fut impossible de retoucher ce texte par la suite [19]. De fait, le contexte de dégel politique retirait beaucoup de sa pertinence à la thématique de « l’homoérotisme » et à cette forme d’engagement. La fin de l’année 2011 a été pour moi le début d’un investissement intellectuel plus marqué dans l’apprentissage du Coran et les sciences islamiques. Jusque-là, j’avais beau être intimement convaincu par l’islam, je misais surtout sur la réflexivité critique interne des sciences sociales, en m’appuyant notamment sur la refondation épistémologique radicale proposée par l’anthropologue Gregory Bateson [20]. Depuis le Printemps arabe, je travaille beaucoup plus activement à inscrire ma conception des sciences sociales dans la tradition discursive islamique [21]. Mon projet tel que je le formule aujourd’hui est l’explicitation rétrospective du processus de conversion à l’islam, dans son rapport avec l’expérience de la honte et la quête d’une vérité ethnographique.

Notes

  • [1]
    Loïc Wacquant, Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, 2000, Agone.
  • [2]
    Éric Vallet, L’Arabie marchande. État et commerce sous les sultans ras?lides du Yémen (626-858/1229-1454), Paris, Publications de la Sorbonne, 2010.
  • [3]
    Paul Dresch, A History of Modern Yemen, Cambridge University Press, 2000.
  • [4]
    La ville est brusquement revenue au centre de l’attention en 2011, en devenant la figure de proue du Printemps yéménite. Voir Vincent Planel, « Le réveil des piémonts : Taez et la révolution yéménite » in Laurent Bonnefoy, Franck Mermier & Marine Poirier (éd.), Le Yémen, tournant révolutionnaire, CEFAS/Karthala, 2012, pp. 125-141.
  • [5]
    Vincent Planel, « “Zaïd, Za’îm al-hâra” : analyse sociologique d’un charisme de quartier », Chroniques yéménites, 12, 2005, pp. 81-102.
  • [6]
    Je suis obligé de rester allusif sur ce qui motive cet avis, le cadre de cette communication ne permettant pas de décrire mes matériaux avec la précision et la prudence qu’ils méritent. Mais j’avance ici un sentiment général, reposant sur l’ensemble de mon implication dans l’enquête. Le bilan est que j’observe plutôt une sociabilité masculine obsédée par la question de l’abus, où les jeunes garçons sont trop prévenus plutôt que pas assez.
  • [7]
    Les années suivantes, Ziad a fait quelques brèves expériences professionnelles comme expert-comptable auprès des plus grands groupes industriels du pays, et déjà il ne supportait plus la pression associée à ces postes. Mais l’origine de sa déstabilisation réside largement dans les contradictions du quartier mises en évidence par mon enquête.
  • [8]
    La place de l’étranger occidental dans la société yéménite est un enjeu politique fondamental — même si on ne s’en rend compte qu’à partir du moment où l’on commence à « sortir des clous ». Pour une lecture sous cet angle du Printemps yéménite de 2011, voir « Le réveil des piémonts : Taez et la révolution yéménite », op. cit.
  • [9]
    De fait à l’origine, Ziad avait implicitement l’ambition de me convertir à l’islam. Rapidement il a dû admettre que cet objectif lui échappait, mais il lui restait toujours la possibilité de s’improviser « expert-comptable » de mon enquête ethnographique.
  • [10]
    Cette évolution absolument inattendue, qui a eu pour moi des conséquences profondes, a été l’énigme de toute mon enquête ultérieure. Je ne peux m’empêcher aujourd’hui de la lire rétrospectivement comme annonciatrice du Printemps arabe. Mais à l’époque cette séquence politique n’aurait pas été pensable sans le livre de Jocelyne Dakhlia (évoqué juste après), qui était ma directrice de recherche depuis mon DEA en 2004.
  • [11]
    Jocelyne Dakhlia, L’empire des passions. L’arbitraire politique en Islam. Paris, Aubier, 2005.
  • [12]
    Entre-temps dans ma vie en France, j’avais affronté l’éventualité de ma propre « homosexualité ».
  • [13]
    Voir Gregory Bateson, « Vers une théorie de la schizophrénie » in Vers une écologie de l’esprit, 2, Paris, Seuil, 1980, pp. 9-38. La pensée de l’anthropologue Gregory Bateson (1904-1980) a été un appui crucial pour ne plus pathologiser le comportement de Ziad, et montrer au contraire combien la communication avec lui s’inscrivait en fait dans la dynamique de l’enquête.
  • [14]
    Au fond, la dimension réflexive de mon enquête me sert à penser le rôle de l’humanisme européen dans l’élaboration d’un « choc des civilisations ».
  • [15]
    Voir Florence Weber, « Le métier d’ethnographe », dans Le travail à-côté. Une ethnographie des perceptions, Paris, INRA-EHESS, 1989, pp. 17-50.
  • [16]
    Je m’inscrivais en cela dans la méthode de l’ethnographie réflexive, et en particulier l’œuvre de Jeanne Favret-Saada. Voir Jeanne Favret-Saada, « Être affecté », Gradhiva, 8, 1990, pp. 3-10.
  • [17]
    Voir Jocelyne Dakhlia, « Homoérotismes et trames historiographiques du monde islamique », Annales HSS, 62/5, 2007, pp. 1097-1122.
  • [18]
    Voir Johannes Fabian, Le temps et les autres : comment l’anthropologie construit son objet, Toulouse, Anacharsis, 2006.
  • [19]
    Le texte ci-dessus est le verbatim de ma communication orale.
  • [20]
    Gregory Bateson, La nature et la pensée, Paris, Seuil, 1984.
  • [21]
    Ovamir Anjum, « Islam as a discursive tradition : Talal Asad and his interlocutors » in Comparative Studies of South Asia, Africa and the Middle East, 27/3, 2007, pp. 656-672.

Mis en ligne sur Cairn.info le 26/11/2013
https://doi.org/10.3917/tumu.041.0071