Ani Difranco, Sainte Patronne des Ethnologues (et de leurs amis)
[premier billet du blog]

Marseille, 8 mars 2008

J’écoute énormément Ani Difranco sur le terrain, au Yémen. Ca m’est devenu indispensable dans ces moments étranges de « vague à l’âme », dont je ne sais pas trop s’ils sont l’effet du qat ou des « tristes tropiques »… Il y a aussi les moments de conflit, qui sont des conflits personnels, relationnels, mais qui dans ces circonstances alimentent un doute profond, parce qu’ils me renvoient à mon étrangeté. Dans ces moments, je trouve là des ressources pour ne pas jeter l’éponge, pour ne pas arracher le masque (…de la main gauche, la main droite se posant machinalement sur le passeport dans la doublure de ma veste…).
Des ressources pour rester engagé : plus j’avance, et plus il me semble que tout est là, en dépit de toutes les mises en garde que la discipline sécrète, par sa mauvaise conscience et sa quête chronique de distinction. Pris au piège de notre si précieuse « suspension du jugement » et de la frayeur que nous inspire, malgré tout, ces pays où l’on juge.
Tout est là, et nul besoin d’aller si loin. Il faut juste entendre le cri d’Ani Difranco, qui touche au sublime, sur ces mots de “Marrow” (2001) [Traduction en français plus bas - accès direct] :

There’s a smorgasbord of unspoken poisons
The whole childhood of potions
That are all bottled up
And so one by one I am dusting off labels
I am uncorking bottles
And filling up cups.

So go ahead and have a taste
Of your own medicine.
And I’ll have a taste of mine
But first let’s toast to the lists
That we hold in our fists
Of the things that we promised to do differently next time.


Voilà. Ani Difranco, c’est mon pays là-bas et le Yémen ici; c’est une bint mustaqima qui s’ignore - traduction de la Righteous Babe, dont je ne vois pas pourquoi elle devrait nécessairement prendre un sens différent en arabe et dans le contexte islamique !

 

Traduction de « Marrow » (Moelle)

suivie d’un éclaircissement.
(paroles en anglais)

La réponse était arrivée
comme une balle dans le dos
tirée quand tu fuyais ta leçon en courant
Ce qui pourrait bien expliquer
Pourquoi des années plus tard
ne te restait en mémoire
Que la terreur de la question.
Et d’ailleurs tu n’écoutais pas
Tu ne faisais qu’entasser des boîtes de provisions
Transformant notre cave en abris de guerre…
Et je n’y crois toujours pas
que tu aies laissé filer la morale
Pour t’absorber dans le placement commercial de tes produits.

Mais où était ta conscience ?
Et étais-tu même conscient ?
Et qu’as tu donc fait de toutes ces lettres
Que tu t’écrivais à toi-même
Sans savoir où les adresser ?

Je sais bien embrasser
Et toi tu apprends vite
Et sur ce genre de choses, un bon moment nous avons pu flotter
Jusqu’au jour de réaliser
Que tu savais par cœur mon numéro
De le composer et de t’apercevoir
Qu’il n’était plus attribué

Car j’ai volé par la fenêtre de la cadillac de l’amour
Pour aller m’écraser sur le trottoir dans un pluie d’étincelles
Tu me fumais
-  n’est-ce pas ? -
Entre tes doigts jaunis
Tu inspirais et expirais sans dire un mot.

Mais où était ta conscience ?
Et étais-tu même conscient ?
Et qu’as tu donc fait de toutes ces lettres
Que tu t’écrivais à toi-même
Sans savoir où les adresser ?

C’est un buffet garni de poisons et non-dits,
Toute une enfance de potions,
toutes mises en bouteilles,
Et une par une, j’essuie les étiquettes, je débouche les flacons et je remplis les verres.

Alors vas-y, goûte tes propres remèdes,
et moi je testerai les miens…
Mais trinquons d’abord à ces listes,
que nous tenons dans nos poings serrés,
de toutes les choses que nous promettons de faire autrement la prochaine fois


Oui, la réponse était arrivée
comme une balle dans le dos
tirée quand tu fuyais ta leçon en courant
Ce qui pourrait bien expliquer
Pourquoi des années plus tard
ne te restait en mémoire
Que la terreur de la question.
Et d’ailleurs je ne t’écoute plus
J’ai trop mal à la tête, et le cœur perforé
Et me voilà enlisée dans la moelle de mon « tiens-comme-c’est-drôle » d’os (cogné sur le petit juif)
apprenant à être seule et dévastée

Où était ma conscience ?
Etais-je même consciente ?
Et que vais-je faire de toutes ces lettres
Que je m’écrivais à moi-même
Et que je n’ai à présent nulle part où adresser ?

Euh… HuHum…
Je découvre avec un certain effroi que le français n’a pas vraiment la grâce énigmatique de l’anglais… Du coup me voilà sommé de dire ce que cette belle ballade, sentimentale et torturée, a à voir avec mon travail de terrain ! Ben, je sais pas trop. Juste ce fameux couplet, et cette voix, me sont beaucoup restés dans la tête… Il faut croire que j’y vois une métaphore de la réflexivité appliquée aux relations d’enquêtes, cet exercice étrange consistant à se saisir à travers les mots de l’autre, afin de comprendre la place à laquelle on a été socialement assignée… Il faut dire aussi que lorsqu’on travaille au Yémen (et dans les circonstances où je l’ai fait), cet exercice de déconstruction peut aller tellement loin, il semble tellement sans fin et est en soi tellement déstabilisant, que la métaphore du banquet de poisons était particulièrement appropriée. Sur un plan académique, j’évoque cette expérience dans ma contribution à Ethnografeast III de juin dernier, de manière assez maladroite par endroits mais j’espère analyser tout ça plus finement dans ma thèse.

J’espère tout de même que vous n’avez pas loupé l’allusion aux méthodes du marketing et du product placement capitalistes : cette tendance à ramener le politique au relationnel et le relationnel au politique est une constante chez Ani Difranco. C’est bien ça qui m’intéresse…

S’y mettre…

Classé dans : Non classé — Tags:, , — admin @ 21:28

OK. Voici comment je vais procéder avec Ani, afin de rendre moins obscur tout ce que j’y trouve : je vais partager une chanson, selon le jour, selon l’heure et l’humeur, simplement par quelques commentaires, et traduction de passages choisis. L’autre jour c’était “God’s Country“, mais je n’ai rien écrit, donc celle là attendra. Aujourd’hui, c’est “Knuckle down“. C’est le titre d’un album de 2005, et ça veut dire « S’y mettre ».
S’y mettre… Vaste programme ! Surtout un samedi midi, au terme d’une matinée qu’on voulait efficace, et qui n’aura eu finalement pour produit que le lancement de mon Aniblog… C’est pas très sérieux tout ça…

A propos de cette chanson, j’ai eu une révélation en octobre dernier, à Sanaa. C’était une après-midi, pendant Ramadan, dans un minibus. Dans les minibus au Yémen, on laisse la porte ouverte, du coup on peut voir le paysage défiler à ses pieds. Pour cela, il faut s’asseoir à l’entrée de la première rangée, et surtout se montrer fermement décidé à ne pas se décaler lorsque d’autres passagers se présentent à l’entrée. M’enfin, des fois, les rangs à l’arrière sont pleins… Dans ce cas, y’a même des jeunes qui descendent pour te laisser rentrer et remontent à ta suite pour reprendre « leur » place sur le merveilleux perchoir… Moi non, j’ose pas retarder le bus, je suis trop bien élevé, alors il m’arrive d’être forcé de m’enfoncer plus loin sur la banquette. Mais c’est toujours à contre-cœur…
Bref, là, dans ce bus, j’ai pensé à cette chanson et j’ai compris qu’elle parlait de “maturité”, c’est-à-dire du genre de raisons pour lesquelles, cette année pour la première fois, je me retrouvais à faire Ramadan. Une des choses que je préfère chez Ani Difranco, c’est qu’elle vieillit. Mais ne cherchez pas le lien avec les histoires de banquettes : il n’y en a pas, j’ai juste eu la nostalgie des minibus yéménites.

« ’Course that star struck girl is already someone i miss… »


Retour accueil Aniblog