Synopsis de mon enquête au
Yémen
(mars 2018)
En
2003 mon premier terrain de trois mois, dans le
quartier central et populaire de Hawdh al-Ashraf,
fut marqué par un sorte de psychodrame
collectif : un emballement aux accents
révolutionnaires, qui mit à l’épreuve ma relation
avec mon hôte Ziad, jeune diplômé charismatique, qui
le premier s’était montré solidaire de ma démarche sur le fond.
Marginalisé par cette fraternité nouvelle et
insoupçonnée, qui s’affirmait autour de moi sans que j'y sois pour grand chose, il
choisit finalement de se retirer à la campagne,
laissant à son frère aîné le soin de mater
l’enthousiasme collectif. Nabil était lui-même une
figure charismatique locale, cooptée par le Régime
depuis plusieurs années en tant que responsable de
l’Inspection des souks du Centre-Ville. De cette
situation inextricable, il ne sut s’extirper que par
une tentative de viol - fortement
théâtralisée - à laquelle j’échappais « de
justesse ». Et c’est finalement Waddah, leur
cousin du côté maternel dans la capitale Sanaa, qui
se chargea de « m’expliquer » autant qu’il le
put les dessous
de cette affaire, durant les trois dernières semaines de
mon séjour.
Cet
emballement, apparemment inexplicable, avait été
suscité au fond par le caractère résolu de ma
démarche d’immersion, dont l’aspect irréaliste
m’était ainsi signifié, tacitement, par la société
toute entière. Les Yéménites ne réalisaient
cependant pas à quel point cette expérience, de mon
point de vue, constituerait une invitation presque
irrésistible à persévérer. Plus qu’un véritable
traumatisme, cette intrigue était pour moi une
forme d’initiation aux faux-semblants des
perceptions étrangères, laissant entrevoir une
complicité collective sous-jacente, fortement
teintée d’homoérotisme. Sans jamais faire de ces ultimes mésaventures un « matériau » pour mon enquête, j’ai appris progressivement à les assumer les années suivantes, sur le terrain-même, en suivant un fil d’Ariane où ma honte se confondait avec ma dignité.
Dorénavant,
mon destin était lié à celui de cette fratrie
élargie, qui portait la responsabilité de mon
initiation aux yeux de la société environnante. Mais
certains présupposés idéologiques m’empêchaient
encore de le comprendre : Waddah incarnait à
mes yeux l’ignorance de la jeunesse yéménite, et
Nabil une figure du Mal associée au Régime, tandis
que Ziad demeurait mon confident intellectuel. Au
fil de mes séjours successifs à Taez, je vis
s’abattre sur cette famille une succession de
malheurs, qui se solda par la mort de Nabil dans un
accident de voiture, en janvier 2007, suivi de peu
par l’internement de Ziad en clinique psychiatrique.
Quatre
ans après mon premier séjour et au terme de deux
années de thèse, mon enquête connut donc un
tournant, qui ouvrit la voie à un désengagement
progressif de mon terrain yéménite en concertation
avec Yazid, le benjamin de cette fratrie. Mon
travail s’orientait dorénavant vers un dialogue avec
l’islam, enraciné dans la pensée systémique de Gregory
Bateson : une réflexion sur l’éthique de
l’engagement ethnographique, et de la pratique des
sciences sociales plus généralement, au regard de
certaines ambiguïtés structurelles des
intermédiaires culturels. En 2009, j'ai reçu
l’encouragement dans cette démarche du Prix
Michel Seurat du CNRS. Mais à vrai dire, ce projet me place au carrefour de contradictions collectives, qui sont aussi les miennes, et qui jusqu’à présent m’ont condamné à l’impuissance malgré les tragédies.
Le 17 novembre 2008, veille de mon
retour en France cette année-là, je suis
sorti au Hawdh al-Ashraf avec une caméra
vidéo, pour prendre des souvenirs de ma
vie à Taez. On m’y entend essentiellement
dire des vulgarités enjouées, pour
conjurer la présence de la caméra, en
invitant les Yéménites à faire de même.
Dix ans plus tard, tous ces souvenirs me
restent sur les bras, faute d’avoir jamais
pu m’expliquer sur le fond. Alors j’ai
monté ce film, au mois de janvier dernier
(2018), avec des panneaux en arabe (et
quelques fautes d’orthographe). Manière de
restituer ces images aux Yéménites :
ma pudeur n’a plus aucun sens aujourd’hui.
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Sur mon blog
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