"Le gravillon sur le pare-brise..."

Discours prononcé le 8 juin 2009 au siège du CNRS, lors de la cérémonie de remise du Prix Michel Seurat


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En présence de Michel Wieviorka (Directeur d'études à l'EHESS, Président du Jury),
Jean-François Gossiaux (Responsable de l'aire culturelle a
u CNRS),
Henry Laurens (titulaire de la chaire « Histoire contemporaine du monde arabe » au Collège de France)
et de
Marie Seurat (écrivain).

D'abord, je vous remercie tous d'être venus assister à cette cérémonie.
Et surtout je voudrais remercier les membres du jury du prix Michel Seurat pour la confiance qu'ils me font en m'accordant ce prix... à partir d'un texte dans lequel j'imagine qu'ils n'ont pas bien vu où est-ce que je les menais (pour la bonne raison que je ne sais pas complètement moi-même dans quoi je me suis embarqué). Il faut dire aussi que je reviens de loin, et que ça faisait longtemps que je n'avais pas écrit quelque chose de compréhensible. Donc c'est merveilleux de recevoir un tel encouragement, et un soulagement bienvenu de commencer à être compris alors que je commence seulement à savoir où je vais.

Mais je voudrais revenir à la genèse de ce projet.
Dans l'ethnographie telle qu'elle se pratique ces dernières décennies, il y a quelque chose que j'appelle l'histoire du gravillon sur le pare-brise : avec ce mode de pensée qui cherche à tirer profit des « perturbations » induites par l'observateur sur ce qu'il observe, l'ethnographe est comparable à un gravier qui explose un pare-brise. Dès son arrivée sur le terrain, celui-ci est pris à parti, exploité, manipulé... Après quoi l'ethnographe plie bagage, empile ses morceaux de verre comme autant de « preuves des antagonismes à l'œuvre dans la structure sociale locale » : heureux de s'être « bien fait manipuler », il rentre chez lui avec le sentiment du devoir accompli.
C'est à peu près ce qui m'est arrivé en 2003 lors de mon premier terrain, et c'est bien la manière dont j'ai analysé les choses par la suite. Mais le plus troublant dans cette affaire, c'est comment les jeunes auprès desquels j'enquêtais avaient anticipé cette dimension-même de l'histoire. Comme on le voit dans l'anecdote suivante : il y avait eu un mois et demi d'aventures rocambolesques, d'intrigues de palais, de trahisons et de retournement d'alliances - je commençais un peu à saturer... Me voyant prendre de la distance, ils prirent les devants en tournant eux-même par avance l'affaire en dérision : ils vinrent à moi pour me dire : « En fait on écrivait un roman! L'histoire s'appelle « Vincent dans le pétrin » (Mansour fî warta). Bravo, tu as triomphé de toutes les embuches... ». Cette anecdote, je l'ai notée bien sûr, et je l'ai placée dans ma maîtrise en guise d'épilogue.
Sauf qu'une fois ce rapport instauré, il est très difficile de refaire du terrain. Car on a là en fait un « marché de dupes » très ambigu, une situation dans laquelle on ne sait pas trop qui a « bien eu » l'autre : certes, ils m'avaient un peu roulé dans la farine... mais finalement c'est moi qui avait eu le dernier mot et j'avais écrit ma maîtrise... Et finalement, personne n'a vraiment envie de tirer ça au clair, si bien qu'il est difficile de refaire du terrain, et de se laisser impliquer comme avant, difficile tout simplement d'être de bonne foi. Après cette expérience j'ai constaté que j'étais moi-même dévasté, à l'image de ce pare-brise brisé. Quant au principal protagoniste de cette première enquête, qui était déjà fragile psychiquement, plus j'avance et plus je pense que lui-même ne s'en est pas vraiment remis.

Donc l'année suivante, en 2004, il a fallu tout reprendre à zéro. J'ai fait comme la police en arrivant sur la scène du crime : « Surtout ne touchez à rien », et je suis resté au même endroit. Et c'est là que le travail à commencé, pour reconstituer laborieusement les gestes simples, et retrouver le savoir vivre le plus élémentaire. Donc cette recherche, dont je commence seulement à recueillir les fruits, a consisté à cicatriser les séquelles de cette première expérience. Et l'homosexualité a été un fil d'Ariane. La question était : qui est-ce qui s'était « fait avoir » dans cette affaire, qui est le « dindon de la farce »... Et pourquoi? Est-ce que ç'aurait pu être autrement? Ce qui revenait à poser la question : pourquoi l'ordre social? Et en arrière plan la question philosophique : d'où vient l'ordre?
Donc si on revient à cette image du gravillon sur le pare-brise, l'enjeu sous-jacent de cette recherche est de « revisionner » le film au ralenti, sans céder à la tentation téléologique, sans considérer « ça devait être comme ça, puisque c'est arrivé comme ça ».

L'ethnologue a souvent tendance à vouloir reconstruire l'enquête comme une histoire de la raison triomphante, à dire combien il était naïf en arrivant sur le terrain, pour mettre en scène les étapes successives qui lui permettent de prétendre à la maîtrise de la réalité sociale. Ce que je voudrais écrire à présent, c'est une recherche qui prend à rebours ce modèle : je voudrais écrire une fable où c'est l'inverse : où j'en savais finalement beaucoup plus en arrivant que quelques années plus tard.

La question de fond à mes yeux est celle de la dignité du scientifique, en général et dans les sciences sociales en particulier. Est-ce que la dignité d'un chercheur, c'est de « trouver » (comme le prétend notre président)? Est-ce que c'est d'être « incollable », d'avoir « tout compris »? Ou bien est-ce que cette dignité prend sa source dans une sorte d'humilité face au monde, finalement une humilité devant l'expérience? Car s'il y a un pays où la dignité a un sens, c'est bien le Yémen, si bien que cette question là est fondamentale.
Pour avancer au Yémen, il me fallait accepter d'être pris en permanence dans des contradictions, et de les tenir dans la sérénité. J'ai dû apprendre à « lâcher prise », et je dois dire que ça n'a pas été sans répercussions sur ma vie en France. Pour pouvoir gérer ces doubles contraintes, j'ai souvent demandé aux personnes de mon entourage d'y entrer avec moi.  Au premier rang desquelles évidemment Jocelyne Dakhlia, ma directrice de thèse - et ce n'est pas fini – mais à qui j'ai déjà demandé plus qu'une simple direction. Donc je voudrais remercier les personnes ici qui ont été impliquées malgré elles dans ces doubles contraintes - il y a aussi Florence Weber - et aussi bien sûr ma famille immédiate, « Mon père, ma mère, mes frères et mes soeurs... », comme dit la chanson.

Mais surement grâce à eux, finalement, je ne cesse pas de m'émerveiller ces derniers temps de ce qu'on puisse être pris à ce point dans des contradictions, des doubles contraintes, des appartenances paradoxales... et finalement s'en porter pas plus mal, et ne pas inspirer plus de méfiance que ça à mes interlocuteurs (c'est pour moi l'indice que ces paradoxes n'en sont pas en réalité, et que notre épistémologie est vraiment mal conçue - mais c'est là une autre question...). Ce miracle qui fait qu'un jury peut « bien sentir » un projet de recherche sans connaître nécessairement le noeud de l'affaire ; le miracle des Yéménites avec lesquels je travaille et qui continuent d'avoir confiance en moi et en l'intégrité de ce que je peux écrire, alors qu'il est évident que je dresse toujours l'oreille dès qu'il est question d'une affaire louche, que je ne m'intéresse qu'aux insultes et aux gros mots, et que moi-même je jure comme un « arracheur de dents ». Le miracle aussi de pouvoir retrouver ma famille après ces années - ma famille qui ne comprend absolument rien de ce qui se passe au Yémen, et qui finalement « le sent bien » elle aussi... Dans tout cela, il y a là une sorte de miracle - les pare-brise cicatrisent plus vite qu'on ne le pense. Les science sociales ne sont pas très douées pour le reconnaître, mais c'est un miracle quotidien, en fait. Et c'est sans doute celui qui rend possible la recherche. Sauf dans des circonstances tragiques comme la disparition de Michel Seurat, où ce miracle a été nié de manière odieuse. C'est le sens de ce prix - en tous cas c'est ainsi que je le comprends, que je le reçois. Et je vous remercie.



Projet de recherche :
« Le miel sur le rasoir. Une ethnographie du jeu et du fantasme dans la sociabilité masculine de l’urbanisation yéménite »
Cette étude s'intéresse à la mutation du sens de l'honneur dans la société yéménite contemporaine et à ses rapports avec l'histoire sociale. Elle repose notamment sur l'analyse de sous-entendus sexuels dans la sociabilité masculine, mis en évidence à partir des malentendus de l'interaction ethnographique. Elle s'efforce ainsi d'interpréter la tradition d'ouverture de Taez et sa « culture de la vulgarité », qui font la renommée paradoxale de la ville.

Le texte de ma candidature n’est plus en ligne aujourd'hui sur le site du CNRS, mais il reste disponible ici.


Mise en ligne : 12 octobre 2019

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